circonstances

C’est que nous nous ressemblons un peu tous, mais jamais dans les mêmes circonstances.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 10.

David Farreny, 20 mars 2002
assonances

Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion ; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 53.

David Farreny, 29 nov. 2003
vie

Averse nocturne

il pleut sous le réverbère

mille gouttes rebondissent

touche ton radiateur

hmm sens comme il est chaud

puisque tu donnes ta vie

pour n’être pas

sous le réverbère

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 71.

David Farreny, 16 juin 2006

Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.

Cécile Carret, 22 mars 2008
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
pourquoi

Les étoiles, elles aussi, sont des corps lumineux par eux-mêmes, qui ont pour existence seulement l’abstraction physique de la lumière ; la matière abstraite a précisément cette abstraite identité de la lumière pour existence. C’est là cette réalité punctiforme des étoiles, qui consiste, pour elles, à en rester à cette abstraction ; ce n’est pas dignité, mais indigence, que de ne pas passer au concret ; c’est pourquoi il est absurde d’avoir plus de considération pour les étoiles que pour, par exemple, les plantes. Le Soleil n’est pas encore du concret. La piété veut transporter des hommes, des animaux, des plantes sur le Soleil et sur la Lune ; mais seule la planète peut porter de tels êtres. Des natures qui sont allées dans elles-mêmes, de telles figures concrètes qui se conservent pour elles-mêmes face à l’universel, il n’y en a pas encore sur le Soleil ; dans les étoiles, dans le Soleil, il n’y a de présente que de la matière lumineuse. Le lien du Soleil en tant que moment du système solaire et du Soleil en tant que lumineux par lui-même, c’est qu’il a dans les deux cas la même détermination. Dans la mécanique, le Soleil est la corporéité se rapportant seulement à elle-même, et cette détermination est aussi la détermination physique de l’identité de la manifestation abstraite ; et c’est pourquoi le Soleil luit.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 396.

David Farreny, 28 fév. 2011
tapotant

Le son particulier que produit la matière dépend de la nature de la cohérence qu’elle possède ; et ces différences spécifiques ont aussi une connexion avec l’acuité et gravité du son. […] Pour ce qui concerne le premier point, les métaux, par exemple, ont leur timbre spécifique déterminé, comme un timbre d’argent et un timbre de bronze. Des bâtons de même épaisseur et de même longueur, mais de matière différente, donnent des sons différents ; l’os de baleine donne un la, l’étain un si, l’argent un dans l’octave supérieure, des felles de Cologne un mi, le cuivre un sol, le verre un do dans une octave encore plus haute, le bois de sapin un ut dièse, etc., ainsi que Chladni en a fait l’observation. Ritter — je me rappelle — a fait de nombreuses recherches sur le son des diverses parties de la tête, pour savoir où elle sonnait plus creux, et, en tapotant ses divers os, il a trouvé une diversité de sons, qu’il a ordonnée, selon une échelle déterminée. Il y a ainsi aussi des têtes tout entières qui sonnent creux ; mais cette dernière façon de sonner creux n’entra pas alors en ligne de compte. Pourtant, la question se poserait de savoir si les diverses têtes de ceux que l’on appelle des têtes creuses ne sonnent pas effectivement plus creux.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 436.

David Farreny, 28 fév. 2011
sauvé

Il n’en est pas de même pour mon compagnon de cellule, c’est un homme inflexible, un ancien capitaine. Je peux parfaitement me représenter sa disposition d’esprit. Il pense que sa situation ressemble à peu près à celle d’un explorateur polaire qui est pris sans espoir quelque part dans les glaces, mais qui sera certainement sauvé, ou plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on l’apprend en relisant l’histoire des expéditions polaires. Et il s’ensuit le dilemme suivant : le fait qu’il sera sauvé est pour lui indubitablement indépendant de sa volonté, il sera sauvé tout simplement par le poids de sa personnalité triomphante, mais doit-il le désirer ? Qu’il souhaite ou non quelque chose, cela ne changera rien, il sera sauvé, mais reste à savoir s’il doit encore le souhaiter. C’est de cette question en apparence tellement étrangère au fond qu’il s’occupe, il la médite, il me l’expose, nous en discutons. Il ne comprend pas que cette manière de poser le problème scelle définitivement son destin.

Franz Kafka, « Pour dire la vérité… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 608-609.

David Farreny, 21 déc. 2011
instant

Je vis à fond l’instant passé.

Éric Chevillard, « mardi 2 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 2 juil. 2013
pinceau

Le jeune cyprès étonnamment isolé, occupant le centre de la vaste pelouse d’une propriété ; il semble issu de son propre coup de pinceau.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 151.

David Farreny, 16 oct. 2014
géant

Mes ailes de géant les empêchent de m’acheter.

Philippe Muray, « 15 janvier 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 30.

David Farreny, 29 fév. 2024
roussis

Il faut me croire. Tout me reste, la paix très particulière d’un dimanche matin de printemps sur la sous-préfecture assoupie, le frais soleil qui éclipse, presque, l’octobre éternel du grès permo-carbonifère, la rue familière qui contourne l’école maternelle où va bientôt s’achever ma scolarité et qui mène au sombre hôtel Renaissance. Celui-ci abrite, outre la bibliothèque, les petites classes du primaire, le conservatoire de musique et l’harmonie municipale, le dispensaire de santé publique, le siège des organisations syndicales et celui de la société savante.

Un guichet, percé dans l’épaisse porte cochère, toujours fermée, ouvre sur une cour pavée de galets de rivière. Une galerie à arcades mène, à droite, à l’entrée dont le linteau est gravé de trois bucranes, les armes de la famille de robins qui a fait bâtir l’édifice au temps du roi François. Il faut gravir deux larges volées de marches, creusées par l’usure, sous l’œil exorbité de mascarons sculptés dans les angles de la cage d’escalier. Le mot « bibliothèque » est peint, en anglaises jaunes, sur un cartouche vissé dans l’étroite porte grise à deux battants. Je ne sais plus si j’ai emboîté le pas à mon père ou s’il m’a poussé devant lui après l’avoir ouverte. Mais je me rappelle avec une netteté parfaite le sentiment terrible, trop grand, trop lourd pour moi, qui m’a submergé au premier regard. On ne pouvait donc grandir comme il convient, agir à bon escient qu’à condition de fréquenter, d’absorber ces volumes roussis, flétris, entassés du sol au plafond ! Une tristesse sans nom, sans fond a supplanté la fête que je me faisais de découvrir ce lieu, les découvertes, révélations, ivresses que j’en attendais. Le même découragement me prendrait, aujourd’hui, à l’autre bout du temps, si la scène me repassait sous les yeux.

J’ai eu, à six ans, l’intuition immédiate, intemporelle, adéquate de ce que tous ces livres étaient morts, n’enfermaient rien qui réponde à mes attentes. Tout le disait, le criait, leurs dos fourbus, effacés, la poussière fine, très noire, déposée sur la tranche supérieure, l’odeur légèrement âcre, d’automne qu’ils exhalaient et qui se mêlait à celle de vieille pierre, de cave, d’hiver, de passé du grès.

Mais je n’avais pas le choix. Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c’est aux grimoires qu’il fallait aller parce que, comme je l’avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu’ils jettent une clarté dans la pénombre environnante.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 29.

David Farreny, 22 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer