Je me suis levé de grand matin, comme à la pire époque.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 263.
Voilà bien la vie calme, placide, de l’Antiquité, sans crainte et sans larmes. Un tombeau ancien : jamais un emblème de pleurs.
Ce sont des amours, des scènes mythologiques sur le sarcophage, n’ayant aucun rapport avec la personne (histoire d’Achille, les Amazones, etc.). La mort était chose si simple, quand elle venait naturellement.
Quand on mourait jeune, alors cela paraissait anormal, et on plaignait. « Il s’endormit plein de jours. »
Ernest Renan, Voyage en Italie, Arléa, p. 37.
La musique est une pratique occulte de l’arithmétique dans laquelle l’esprit ignore qu’il compte. Car, dans les perceptions confuses ou insensibles, l’esprit fait beaucoup de choses qu’il ne peut remarquer par une aperception distincte. On se tromperait en effet en pensant que rien n’a lieu dans l’âme sans qu’elle sache elle-même qu’elle en est consciente. Donc, même si l’âme n’a pas la sensation qu’elle compte, elle ressent pourtant l’effet de ce calcul insensible, c’est-à-dire l’agrément qui en résulte dans les consonances, le désagrément dans les dissonances. Il naît en effet de l’agrément à partir de nombreuses coïncidences insensibles.
Gottfried Wilhelm Leibniz, lettre à Christian Goldbach, 17 avril 1712.
Pause. Le vent poussa un cri d’horreur spirite-faible, absolument impossible à rendre en notation musicale. À la vérité : y étaient inclus les quatorze résistants qui avaient voulu sur leurs sacs prendre un repos bien mérité. C’est la guerre. Pause. La boîte à cigarettes était posée derrière moi. Elle se leva et fit un pas de chat, doucement.
Penchée au-dessus de moi (c’est-à-dire vers la boîte à cigarettes, bien sûr !) : sa robe était immense, gigantesque ; un désert rouge aux noirs tronçons de rochers. Le visage planait à perte de vue ; les verres des lunettes pendaient au-dessus de moi comme deux lacs figés, gelés (au fond desquels moi, monstre fantastique, je me tenais immobile). Encore. J’enlaçai involontairement son cou avec mes mains-crochets ; et le planétoïde, ô toi mon satellite, entra en collision avec moi.
Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 56.
Un matin, en entrant en classe, nous sommes quelques-uns à découvrir que nos encriers de porcelaine blanche sont brisés autour du petit champignon violet de l’encre gelée.
Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque, Gallimard, p. 20.
Fleur de neige
fleur de bruit
fleur de braise
fleur de truite,
où sommes-nous depuis que la clarté tomba
(avec, dans notre sang, la fatigue des loups)
— à la recherche de quels commerces ?
— aux racines de quelles sources ?
le désir allumé au phosphore des nerfs…
L’aube n’est pas encore, il s’en faut
— La lampe brûle,
à quoi bon s’appuyer aux choses qui s’écroulent,
il est beaucoup de vies qui ont brûlé pour rien,
beaucoup de vies qui ont honte.
— Dormirais-je, dormirez-vous ?
… étoiles de la fin du monde !
… Que ne puis-je me mettre au chaud sous mon sommeil,
que ne peut-on ôter son visage de jour
— et dormir sans figure !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 58.
Mon ami me fait asseoir devant l’appareil pour me photographier. Ce que je viens d’apprendre grâce lui ne me sert pas à grand-chose à présent. Moi aussi, je lorgne l’objectif, soudain j’ai le trac, car le moment où l’on fixe un instant de notre vie fugitive est tout de même solennel. Je m’efforce de minauder avec naturel. Il m’encourage à être spontané, à me montrer un peu plus jovial. Pour résumer, il s’agit de l’ancien cri de guerre : souriez ! Je dois faire bonne figure à la vie, au monde, à tout ce qui m’entoure. Ce n’est pas facile, mais je vais essayer.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 99.
Perdre la parole, c’était comment ? C’était comme parfois dans les rêves où on doit courir, fuir, ou, mieux encore, sauver quelqu’un, quelqu’un de très proche, le sortir de l’eau, du feu, de l’abîme, l’arracher à la bête, aux griffes du démon, et on ne bouge pas de place, lourd comme un sac de pierre.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 68.
À ce goût immodéré des spéculations sur l’origine, je reconnais d’ailleurs que je ne suis pas un vrai romancier, plus intéressé celui-ci par la fiction de l’avenir, par l’imbroglio des péripéties conçues pour être dénouées ; le roman, tendu vers la fin, obéissant au principe de réalité funeste qui ordonne déjà nos existences.
Je préfère creuser en amont, remonter vers la source, le risque est moindre d’y rencontrer la mort. Des éclosions, au contraire, des épiphanies, des naissances. L’espoir même ne serait-il pas plutôt de côté-là du temps ? Tous ces petits œufs qui se fendillent !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 64.
L’orgueilleux donne l’impression d’être toujours monté à cheval sur lui-même.
José Camón Aznar, Aphorismes du solitaire.