moralité

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail psychologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe).

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 692.

David Farreny, 5 déc. 2004
médiocrité

D’elle émanait ce qui est peut-être la véritable sagesse de la vie, une médiocrité résignée.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
république

Et les soirs de 14 Juillet commencés pourtant dans la bonne humeur, son uniforme neuf astiqué, entre les clairons et les trois couleurs, les zouaves et les turcos, le ciel bleu, les soirs de prise de la Bastille on n’a rien pris et on finit par rester tout seul à une table dans un bistrot près du port, avec devant soi la mer qui est noire, les amis qui vous ont laissé à vos radotages, les jeunes mauvais qui vous regardent et rient avec les écaillères, la blanche qui coule dans la barbe et l’uniforme neuf qu’on a taché, et quand en colère on se lève, qu’on pousse la chaise et qu’elle tombe, ce n’est plus révolte, ce n’est plus acompte pris sur la république à venir, c’est la république elle-même qui tombe dans cette chaise qu’on regarde avec stupeur et quelque chose comme des larmes, ultimes mais qui pourtant ressemblent à du bonheur, la république délicieusement perdue, effondrée là, dans le passé ; quand on rentre à plus de minuit on est un vieil homme saoul, et dans une ruelle obscure où l’on reprend souffle on voit les feux d’artifice éclater là-haut soudain comme des dahlias de Vincent, quelles mains les cueillent, quel troupeau céleste les broute, et alors on faiblit, comme une bonne femme on se dit que Vincent est au ciel. On lui parle.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
fléché

Mes cheveux dégouttaient encore sur mon front. Cette femme, les lèvres un peu ouvertes, bienveillante et à peine étonnée, considérait patiemment mon silence. Elle attendait ce que je voulais. Je parlais dans un rêve, d’une voix nette pourtant. Elle se détourna, son aisselle apparut quand elle leva le bras vers son rayonnage, et la main franche, suave, baguée, s’ouvrit sous mes yeux avec dans son creux le paquet rouge et blanc de la Marlboro. J’effleurai cela en prenant le paquet. Pour voir encore ce geste peut-être, la monnaie dans la paume, les ongles peints se réunissant, se défaisant, j’achetai aussi le saint fléché de la carte postale. Elle souriait tout à fait. « Vous voulez une enveloppe ? » dit-elle. Bien sûr que j’en voulais une. La voix était généreuse aussi, les paroles y venaient comme un don. Une fois de plus le bras blanc plongea, la main prit, les sequins caressèrent la joue.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
trait

Le visage vert pâle, la bouche un lacet noir lâchement noué – tout au moins ce qu’on voyait le matin vers cinq heures au clair de lune. Je n’avais pas trouvé le sommeil, une fois de plus, et j’étais allé à la fenêtre : d’équerre, dans la sienne en saillie, se tenait la voisine, une veuve de guerre ; nous n’avions jamais parlé ensemble.

(Ingerbartels, Ingerbartels, Ingerbartels, l’horloge derrière moi prononça le nom plusieurs fois puis rit comme une baleine : ho ho ho ! : donc 4 heures 45. Auto noire sur route noire ; ses pattes antérieures pelletaient sans répit. Une motocyclette invisible pétilla soudainement et tira à sa suite les perles de sons rapetissant progressivement.)

J’ouvris ma fenêtre ; sa main tripota de même devant elle, gestes mesurés ; chacun se glissa dans son ouverture : était-elle aussi malade du cœur ? (J’avais emménagé depuis peu ; mais en ces occasions je suis très direct – et pourquoi pas ? La vie est si brève !)

« Nous sommes deux à ne pas pouvoir dormir » constatai-je d’une voix pyjama (raffinée, la grammaire : Nous ! Deux : si cela n’est pas suggestif ? !). Cependant elle était forte aussi ; elle inclina brièvement la tête, puis reporta son attention sur la lune élimée qui s’était fichée au-dessus du vieux cimetière. Par malheur, il y avait aussi là-bas à l’est quelques nuages du matin guère plus épais qu’un trait quoique trop ondulatoires à mon goût ; les droits sont plus propres). « Ce nuage me plaît ! » décida-t-elle d’un maxillaire hardi.

Arno Schmidt, « Voisine, mort et solidus », Histoires, Tristram, p. 49.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
non-choses

Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.

Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.

Élisabeth Mazeron, 10 juin 2010
architectonique

Aggravant le tourment et ne servant à rien, la pensée érigée en juge se tourmentait pour s’élever à travers les souffrances. Comme si, dans la maison qui va être définitivement la proie des flammes, le problème architectonique fondamental était posé pour la première fois.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 422-423.

David Farreny, 8 nov. 2012
moins

Comment démontrer à une femme qu’elle perd moins en n’ayant pas d’enfant, que l’homme en s’en faisant faire ?

Philippe Muray, « 22 juin 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 101.

David Farreny, 2 mars 2016
rang

Le monde se remplit de contradictions lorsque nous oublions que les choses ont un rang.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 30.

David Farreny, 3 mars 2024

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