J’évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles — puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable ; j’établissais la clarté, j’interdisais l’action, j’éradiquais l’espérance ; mon bilan était mitigé.
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 159.
Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.
Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.
Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.
Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.
En sortant de voiture, je me suis avancé tout de suite entre les arbres. J’avais emporté avec moi une petite bouteille d’eau de source locale, que je tenais à la main faute d’avoir songé à acheter un sac à bandoulière, voire un sac à dos, et, tout en marchant, je projetais à quelques centimètres de haut ma petite bouteille, en la faisant pivoter en l’air, puis je la rattrapais quand elle avait fait un tour sur elle-même. J’ai modestement jonglé comme ça cinq minutes, après quoi je me suis concentré sur ma promenade.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 39.
Contre toutes mes habitudes, je descends, à pied, jusqu’au bistro de Courcelle, acheter des cigarettes. Je songe, chemin faisant, à l’espèce de folie d’étude qui m’a pris, à l’adolescence, et ne m’a plus quitté. Il me vient, près de quarante-cinq ans plus tard, le même mécontentement extrême qu’alors de n’être pas à la tâche infinie, vitale, de clarifier l’affaire à laquelle je me trouve mêlé. Quoi ! je laisserais passer un instant sans l’employer à tenter de comprendre tel fait, petit ou grand, qui me concerne parce qu’il m’exalte ou m’accable, m’échappe, est ! Je n’aurai pas vécu.
Pierre Bergounioux, « mardi 1er juin 2010 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 1162.
Ils étaient liés par cette morne parenté des pauvres, pour qui les liens de sang ne signifient que fort peu : n’ayant pas de souvenirs agréables en commun, ils se contentent de vivre côte à côte, sans cesser de travailler, repliés sur soi, imperméables, à des années-lumière les uns des autres.
Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 91.
J’ai en ce moment, et je l’ai déjà eu cet après-midi, un grand besoin d’extirper mon anxiété en la décrivant entièrement et, de même qu’elle vient des profondeurs de mon être, de la faire passer dans la profondeur du papier ou de la décrire de telle sorte que ce que j’aurais écrit pût être entièrement inclus en moi. Ce n’est pas un besoin artistique.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 177.
Assise figée dans la salle de séjour pendant que l’enfant et son gros ami sautaient d’une chaise sur des coussins en chantant très fort : « La merde saute sur la pisse et la pisse saute sur la merde et la merde saute sur la bave… » Ils en criaient et s’en tordaient de rire ; se chuchotaient à l’oreille, regardaient la femme, se la montraient, riaient de nouveau. Ils n’arrêtaient pas. La femme ne réagissait pas.
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 64.
Une pensée aussi nous tourmentait, familière à tous ceux qui construisent une œuvre de l’esprit. Nous avions consacré mainte année à l’étude des plantes, n’épargnant ni peine ni labeur. Bien volontiers aussi, nous avions sacrifié notre part d’héritage paternel. L’heure était venue pour nous de recueillir les premiers fruits. Puis il y avait les lettres, les écrits, les collections et les herbiers, le carnet des années de guerre et de voyage, et tout particulièrement les matériaux concernant le langage, que nous avions rassemblés pareils à mille petites pierres, et dont la mosaïque était déjà bien avancée. De ces manuscrits, nous n’avions rendu publique qu’une faible part, car frère Othon pensait que faire de la musique pour des sourds est un méchant métier. Nous vivions en des temps où l’auteur est condamné à la solitude. Et cependant, considérant l’état de choses, nous eussions aimé voir mainte page imprimée, non point en raison de la gloire qui compte tout autant que l’instant parmi les formes de l’illusion, mais parce que la chose imprimée porte le sceau de l’achevé et de l’immuable, dont l’aspect contente aussi le cœur du solitaire. Notre départ est plus aisé lorsque tout est dans l’ordre.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 90.
La stupidité des radicalismes nous oblige presque à excuser les injustices qu’ils dénoncent.
Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 50.