rôle

Ce qui se passe, parfois, nous dépasse infiniment. On ne comprend rien au rôle qu’on va jouer. On n’a aucune idée de ce qu’on atteint, sollicite ou qui, à notre insu, nous meut, dirige les actes téméraires, qu’on se surprend à esquisser, enchaîner sans qu’il semble qu’on y ait de part. Tout ce qu’on peut faire, c’est de rester à peu près à l’endroit qu’ils délimitent, de les accompagner dans leur progrès, dans leur déplacement sans égard à ce qu’ils peuvent bien signifier puisqu’on ne comprend pas. On ne comprendra peut-être jamais. On n’a pas l’âge ou le temps. Ce n’est pas le moment. Il n’est pas très important que nous sachions. Il vaut peut-être mieux ne pas. On ne ferait jamais ce qui nous incombe si l’on savait ce que l’on est en train de fabriquer. On choisirait sans hésiter l’autre terme de l’alternative, la possibilité toujours ouverte de renoncer, de s’abstenir. Ça va même plus loin. Après, quand on a récupéré ses actes, ses paroles, que c’est un peu les nôtres, on se méfie de l’épisode tourbillonnant où ils nous devançaient, où l’on tentait désespérément de les suivre. On n’est pas sûr qu’ils aient eu lieu. Il pourrait s’être passé tout autre chose que ce que l’on croit, maintenant. Il pourrait ne s’être rien passé si, quand même, l’endroit où l’on émet cette supposition n’était le même. C’est que le temps a passé. Il a fini par paraître normal, presque, qu’on y soit.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 52.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
étonnement

Nous portons toute la misère du monde

les pires injustices toutes les

atrocités sont en nous

elles sont au monde parce qu’elles

sont en nous et je ne comprends

pas que cela constitue

un sujet d’étonnement

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
substance

Nous eûmes bientôt descendu nos bagages, que nous laissâmes au milieu du salon le temps de faire nos adieux à Simone. […] Il l’embrassa, Kontcharski lui tendit une main, puis moi la mienne. Nous la remerciâmes chaudement. Nous la regardâmes, avant de nous détourner vers la porte, avec la sensation d’oublier quelque chose. Elle, peut-être. Elle nous accompagna jusqu’à la voiture, finalement, de sorte que nous refîmes nos adieux, toutes portières ouvertes, et que de nouveau nous la remerciâmes, à l’aide de « Merci encore » qui manquaient un peu de substance. Bientôt, nous fûmes partis.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 77.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
impatiences

Je sens me reprendre les impatiences cuisantes, la fureur sombre, et qu’il fallait contenir, de surcroît, que m’ont inspirées, d’emblée, tant de proches dont je jugeais déjà les pensées aberrantes, les agissements dérisoires, inutiles, les sentiments infantiles, quand ils ne contrevenaient pas à l’évidence lumineuse de la loi morale.

Pierre Bergounioux, « dimanche 17 juillet 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 708.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
véritable

Chaque fois, fidèlement, cette secousse que lui transmettaient les architectures romanes lui faisait ressentir instantanément les proportions en lui-même, dans les épaules, les hanches, les semelles, comme si c’était là, mais caché, son corps véritable, oui, c’était une sensation corporelle qui le fit aussi lentement que possible s’approcher en arc de cercle de cette église en forme de coffre à blé.

Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 84-85.

David Farreny, 31 oct. 2009
rit

Son rire eût arraché comme une trombe les perruques poudrées des philosophes qui cherchent Dieu ou le big-bang dans un nuage de talc – volent aussi les feuillets de Descartes, noircis à la fumée des chandelles, ses méditations cachetées à la cire, Dino Egger rit. Son rire profite de la résonance des gouffres où il se forme pour retentir partout sous la voûte du ciel, jusque dans les provinces administrées par le bon sens populaire.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 46.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
conséquences

La nullité en orthographe peut avoir de lourdes conséquences, voyez l’ornithorynque.

Éric Chevillard, « mardi 23 février 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
portée

Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la portée de personne.

Emil Cioran, « De l'inconvénient d'être né », Œuvres, Gallimard, p. 898.

David Farreny, 1er mars 2024
infidélité

On dirait que la matière, jalouse de la vie, s’emploie à l’épier pour trouver ses points faibles et pour la punir de ses initiatives et de ses trahisons. C’est que la vie n’est vie que par infidélité à la matière.

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1023.

David Farreny, 8 mars 2024
derechef

Que les âges traversent des périodes d’agitation ou de calme, ils suivent implacablement un temps linéaire. L’Histoire, ce prétendu règne du nouveau, progressant plus par à-coups que par douceur, l’Ecclésiaste ne la perçoit ni ne l’éprouve. Chez lui, aucune sensibilité héraclitéenne. Les eaux du fleuve dans lequel les humains pataugent et se noient circulent en circuit fermé. Une génération s’en va, une génération s’en vient, mais l’humanité ne change pas. « Ce qui se fait se fera derechef. » Ce qui adviendra est déjà advenu. Les hommes n’ont aucun avenir. Ils rejouent leur passé. Rien ne leur sert d’attendre le meilleur ou de craindre le pire. Tels qu’en eux-mêmes le Temps les fige et ce qu’ils appellent la vie n’est que l’image mobile de la mort […].

Pour l’Ecclésiaste, il en va ainsi des phénomènes naturels qui servent de décor à cette interminable et monotone tragicomédie. Que fait d’autre le soleil sinon toujours se lever puis se coucher, puis se lever encore ? Les vents qui tant de fois changent de direction, n’est-ce pas leur invariable activité ? Et les rivières qui depuis toujours se jettent dans la mer, l’ont-elles jamais remplie ? Il faut bien s’y résoudre : qu’il soit celui des éléments de la nature ou celui des événements historiques, le temps n’a rien d’un devenir mais d’un redevenir : « Rien de neuf sous le soleil. » Eadem sunt omnia semper, répétera quant à lui le poète Lucrèce, un autre membre du club des penseurs mélancoliques. Si les humains ne voient pas que « ce qui est arrivé arrivera encore », c’est parce que ce qui vient juste d’apparaître sous leurs yeux n’est pas assez vieux pour se révéler n’être qu’une redite et, aussi, parce qu’ils répugnent à renoncer à l’espoir, source des illusions du progrès et de la salvation. L’homme de foi crédite Dieu d’un talent d’improvisateur et de novateur et de la bonté d’un rédempteur. En proie à l’ennui, l’Ecclésiaste ne Lui reconnaît que le génie de la rengaine et du radotage et un don évident pour l’indifférence.

Frédéric Schiffter, « Le prophète de l'à-quoi-bon (Sur l'Ecclésiaste) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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