immoralité

Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l’homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? C’est l’infaillibilité même du moyen qui en constitue l’immoralité, comme l’infaillibilité supposée de la magie lui impose son stigmate infernal.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Robert Laffont, p. 256.

David Farreny, 22 mars 2002
indéchiffrable

Il lui reste environ quarante-cinq minutes avant de songer à partir. Il regarde la fenêtre grillée qui donne sur la rue Vaneau, luisante et si tranquille entre deux averses. Il regarde le plafond, sale mais indéchiffrable.

Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, La Table Ronde, p. 36.

David Farreny, 22 mars 2002
défasse

Il y a d’autres choses auxquelles il faut prendre garde : les fruits meurtris visités par les mouches, certains morceaux de gras que, d’instinct – quitte à vexer – on laisse dans son assiette, des poignées de main après lesquelles – à cause du trachome – on évite de se frotter les yeux. Des avertissements, mais pas de lois : rien qu’une musique du corps, perdue depuis longtemps, qu’on retrouve petit à petit et à laquelle il faut s’accorder. Se rappeler aussi que la nourriture locale contient ses propres antidotes – thé, ail, yaourt, oignons – et que la santé est un équilibre dynamique fait d’une suite d’infections plus ou moins tolérées. Quand elles ne le sont pas, on paie un radis douteux ou une gorgée d’eau polluée par des journées de coliques-cyclone qui nous précipitent, sueur au front, vers les cabinets à la turque où bientôt on se résigne à s’installer tout à fait, malgré les poings qui martèlent la porte, si brefs sont les répits que la dysenterie vous accorde.

Lorsque je me retrouve ainsi diminué, alors la ville m’attaque. C’est très soudain ; il suffit d’un ciel bas et d’un peu de pluie pour que les rues se transforment en bourbiers, le crépuscule en suie et que Prilep, tout à l’heure si belle, se défasse comme du mauvais papier. Tout ce qu’elle peut avoir d’informe, de nauséabond, de perfide apparaît avec une acuité de cauchemar : le flanc blessé des ânes, les yeux fiévreux et les vestons rapiécés, les mâchoires cariées et ces voix aigres et prudentes modelées par cinq siècles d’occupation et de complots. Jusqu’aux tripes mauves de la boucherie qui ont l’air d’appeler au secours comme si la viande pouvait mourir deux fois.

Tout d’abord, c’est logique, je me défends par la haine. En esprit je passe la rue à l’acide, au cautère. Puis j’essaie d’opposer l’ordre au désordre. Retranché dans ma chambre, je balaie le plancher, me lave à m’écorcher, expédie laconiquement le courrier en souffrance et reprends mon travail en m’efforçant d’en expulser la rhétorique, les replâtrages, les trucs : tout un modeste rituel dont on ne mesure probablement pas l’ancienneté, mais on fait avec ce qu’on a.

Lorsqu’on reprend le dessus c’est pour voir par la fenêtre, dans le soleil du soir, les maisons blanches qui fument encore de l’averse, l’échine des montagnes étendue dans un ciel lavé et l’armée des plants de tabac qui entoure la ville de fortes feuilles rassurantes. On se retrouve dans un monde solide, au cœur d’une grande icône argentée. La ville s’est reprise. On a dû rêver. Pendant dix jours on va l’aimer ; jusqu’au prochain accès. C’est ainsi qu’elle vous vaccine.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
absence

Je voulais habiter l’absence. Mais l’absence est un luxe que je ne peux pas m’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 24 mai 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 341.

Élisabeth Mazeron, 27 avr. 2010
suffit

Le dimanche, tout beau dimanche d’hiver qu’il soit, n’est pas le meilleur jour, bien sûr, pour dépasser Pitti et monter vers le ciel, du côté de San Miniato. Mais j’étais de si bonne humeur que la foule même, pourtant familiale et hinarce au possible, trouvait grâce à mes yeux. J’avais tiré trois coups la nuit d’avant, plutôt gentils chacun. Je pouvais me passer pour un moment d’autres engouements de la chair. D’ailleurs, à peine redescendu parmi les bugnes, les tourelles d’angle et les fenêtres géminées, j’ai rencontré vers la place de la République un aimable Sicilien qui avait tenu la veille, dans une scène d’orgie douce au Crisco, un rôle non négligeable. Nous avons marché côte à côte, parlant d’Agrigente et de Strasbourg, de part et d’autre de l’Arno. Il ne voulait pas me croire : mais jamais Rome n’offrirait rien de pareil, ces faciles accords, cette camaraderie sans empois, ces sourires qui volettent dans la foule, cette reconnaissance de la peau, ces légères accordailles des regards. Tout cela, dit-il, est illusoire. Sans doute. Mais l’illusion suffit au voyageur, quand elle dure autant que lui. Je ne fais que passer.

Renaud Camus, « lundi 26 janvier 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 29-30.

David Farreny, 9 oct. 2010
travaille

Car c’est là l’essentiel, Rossmann : ne pas déranger Brunelda. Elle entend tout, c’est sans doute le chant qui lui a ainsi aiguisé les oreilles. Tu es, par exemple, en train de rouler le baril d’eau-de-vie qui est derrière les armoires pour le sortir de l’appartement, et, naturellement, tu fais un peu de bruit d’abord parce qu’il est lourd et ensuite parce qu’il y a là toutes sortes de choses qui t’empêchent de le rouler d’un seul coup jusqu’à la porte ; pendant ce temps, disons que Brunelda est couchée sur le canapé et qu’elle travaille à attraper des mouches, car les mouches la gênent affreusement ; tu te figures donc qu’elle ne s’inquiète pas de toi, et tu continues à rouler ton tonneau, elle reste couchée tranquillement ; mais au moment où tu ne t’y attends plus, et où tu fais le moins de bruit, elle s’assied tout d’un coup et frappe le canapé jusqu’à ce qu’on ne se voie plus à force de poussière, — je n’ai pas battu le canapé depuis que nous sommes ici, je ne peux pas puisqu’elle est toujours couchée dessus —, et la voilà qui se met à pousser des cris horribles, des cris d’homme des heures durant. Les voisins lui ont bien défendu de chanter, mais personne ne saurait l’empêcher de crier, il faut qu’elle crie ; d’ailleurs maintenant, c’est devenu moins fréquent car, avec Delamarche, nous nous surveillons sévèrement. Et puis, ces hurlements lui faisaient beaucoup de mal. Une fois, elle s’est évanouie et, comme Delamarche était justement là, j’ai dû appeler l’étudiant d’à côté qui l’a arrosée avec le liquide d’une grande bouteille ; il a parfaitement réussi, mais cette drogue avait une odeur insupportable qu’on sent encore en tournant le nez vers le canapé. Cet étudiant est certainement notre ennemi, comme tout le monde dans la maison ; aussi fais-y bien attention et ne te laisse aller à parler à personne.

— Mais, voyons, Robinson, dit Karl, voilà un service bien pénible ! Le joli poste pour lequel tu m’as recommandé là !

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 197-198.

David Farreny, 17 mars 2011
beauté

(Qu’est-ce que ce besoin que nous avons de beauté ? Un caractère acquis, un réflexe conditionné, une convention linguistique ? Et la beauté physique, en soi, qu’est-ce ? Un signe, un privilège, un don irrationnel du sort, comme – ici – la laideur, la difformité, la déficience ? Ou bien un modèle sans cesse changeant que nous forgeons, plus historique que naturel, une projection de nos valeurs et notre culture ?)

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 33.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
monde

Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 485.

David Farreny, 8 nov. 2012
fillette

Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
présent

Quand un jour tu te retrouveras devant la mort sur un lit d’hôpital, ce sera aussi du présent.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 115.

David Farreny, 12 juin 2014

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