Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons.
Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 108.
Il n’est pas aujourd’hui, dans la commune, un habitant sur dix pour y avoir vu le jour. Cette banlieue n’est plus offerte qu’au sommeil. On s’y presse de très loin pour y dormir la vie.
Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 66.
Puis le temps précipite son cours, brise les cercles où il tournait en rond bien plus qu’il ne passait — celui de la reproduction simple, de l’autarcie, des saisons. Il amorce l’échappée tangentielle, irrésistible qui se poursuit toujours.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 38.
Il croyait avoir acquis avec le temps une sorte de sens pour les endroits où des juke-box étaient possibles. Dans les centres des villes il y avait peu d’espoir, ni dans les quartiers rénovés ni à proximité de monuments, des parcs ou des allées (sans même parler des quartiers résidentiels). Presque jamais il n’était tombé dessus dans des villes thermales ou des stations de ski (mais les localités voisines, à l’écart et pour ainsi dire jamais nommées, en étaient susceptibles : ô Samedan près de Saint-Moritz), presque jamais dans des ports de plaisance ou dans des stations balnéaires (mais bien dans des ports de pêche et plus fréquemment encore aux départs des bacs : ô Douvres, ô Ostende, ô Reggio de Calabre, ô Le Pirée, ô Kyle of Lochalsh avec le bac pour les Hébrides intérieures, ô Aomori tout au nord de la principale île japonaise Hondo avec le bac pour Hokkaido, entre-temps supprimé), moins souvent dans des établissements sur la terre ferme ou à l’intérieur des terres que sur des îles ou à proximité des frontières.
Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 92-93.
J’aime la ville moi aussi. De la terrasse de l’immeuble de ma maison d’édition, je vois jusqu’à l’aéroport, où inaudibles dans le lointain, des avions atterrissent et décollent. Cela donne une image très fine qui me vivifie jusqu’au plus intime de moi-même.
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 62.
J’ai cru bien entendu
qu’il fallait partir à la chasse, poursuivre
le temps comme une biche rapide, arracher
ses cornes, jouir
de l’hémorragie des heures
tombées dans le crépuscule la face couchée dans l’étang.
Je ne voulais pas, bien sûr,
m’éloigner de moi-même, me perdre,
et ne plus retrouver
ces heures tranquilles et longues
que j’avais laissées en arrière,
ces heures à côté du temps
que je sais encore là, douces et immobiles,
et qui n’ont point encore compris
ce que j’espère du voyage
dans un temps qui ne peut même pas se passer
du temps.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 248.
Dans le secret de son cabinet, Caraco laissait libre cours à ses aigreurs d’atrabilaire, mais, tel Philinte dans Molière, pour la vie en société, il se prescrivait une sagesse semblable à un stoïcisme de cour, tenant les bonnes manières pour les vertus les plus droites. Le misanthrope conséquent se montre avisé en observant – tant qu’elles durent – les convenances, ces principes civils de non-agression et de comédie amicale que les humains eurent la prudence d’établir afin de limiter leur détestation réciproque. Ayant tout à redouter de leur « fraternité », il mise, en un mot, sur la politesse, utile mascarade permettant d’exprimer son mépris sous des dehors aimables et, par là, de préserver son quant-à-soi. Barbey d’Aurevilly conseillait de même. « La politesse, disait-il, est le meilleur bâton de longueur entre soi et un sot et qui nous épargne même la peine de frapper. » À cette judicieuse politique, Caraco prêtait aussi une valeur esthétique.
Frédéric Schiffter, « Haïr la vie à en mourir (Sur Albert Caraco) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.