creusent

Je n’ai pas de nom. Je m’appelle Personne.

Les riches ont l’or,

mes maigres mains creusent le rio.

Mes maigres mains creusent un sillon de mort.

J’ai enterré tant d’enfants que ma mémoire

est une encre sauvage.

Je n’ai plus de mains. Je n’ai plus d’âge.

J’ai la sagesse des grands arbres brisés par les Américains.

Je suis un Peau-Rouge. Jamais je ne marcherai

dans une file indienne.

J’ai très mal au cœur, au sexe, aux entrailles.

Je prie. Je suis Sioux.

Je prie. Je crois à la revanche.

Je suis celui qu’on ne peut pas tuer au cœur de la bataille.

André Laude, « Je m’appelle Personne », poèmes posthumes publiés par la revue « Points de fuite », 1995.

David Farreny, 19 fév. 2004
fond

Avec grand-mère, ça a été comme si le fond reculait, qu’on cesse un peu de le sentir, de le voir, parce qu’elle était la dernière de ce temps, la seule survivante de la phalange pour qui les jours lumineux, les heures exaltées de ma dix-septième année seraient les derniers, s’ils n’appartenaient pas déjà à ces au-delà du fond où l’on devient une image au mur qu’un verre mince sépare du temps.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 86.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
branle

Il est toujours très difficile de se couper de tout. Ne fût-ce qu’un lundi matin, quand toutes et tous, après un café trop fort avalé debout, ayant passé sous le joug une tête bouffie, se sont rués sur manettes et boutons pour que reprenne sans faute le branle absurde.

Le monde non utilitaire en reste comme hébété. Secoué de vrombissements sourds, il fait de la présence ; il dérangerait presque, sa mauvaise conscience est certaine. J’ai pour ma part « en charge » quelques toits de bâtiments publics, un énorme tilleul, et une petite portion de la rive droite du canal du Berry.

Bien sûr ce n’est pas une profession, ni même une activité. Mais je les assure d’une bienveillance, d’une humaine connivence. Deux hectomètres plus loin, quelqu’un d’autre prend le relais. Sans doute une vieille sur une chaise dépaillée, ou bien quelque grand fils trentenaire qu’on dit déficient intellectuel léger.

Jean-Pierre Georges, « En charge », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 20.

David Farreny, 31 mars 2008
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
érosion

Korbous. Les maisons ici, les coupoles, les balustrades souffrent d’une sorte d’érosion par excès, surbadigeonnées de blanc. Les formes s’empâtent ainsi et s’arrondissent de couches successives qui font comme des déformations articulaires, créant une harmonie rugueuse dans ce rêve de neuf que tout contredit.

Gérard Pesson, « mardi 30 juillet 1996 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 242.

David Farreny, 27 mars 2010
ennui

On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir.

Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
soi-même

À force, j’y pris goût et rien n’était plus étrange et fascinant que de sentir la durée s’écouler en soi, de se sentir exister au milieu de soi-même, de se maintenir dans ce centre creux et vide, d’être debout au centre de soi-même. Malgré mon agitation et ma nervosité permanentes, j’acquis très vite le goût de cette rigoureuse immobilité qui devint une aventure suffisamment vertigineuse pour être une véritable tentation.

Quelques années plus tard, au sommet de la crise mystique de l’adolescence, j’éprouvai ainsi un violent désir, et qui fut assez durable, d’entrer dans les ordres. Je voulais devenir non pas prêtre mais moine, pour pouvoir me livrer entièrement à cette exaltation que je sentais constamment en moi, comme une sorte d’adoration joyeuse. On finit, quand on sert de modèle à un peintre, par se déverser en soi-même et ne plus entendre que cette insaisissable rumeur intérieure. Le regard dirigé toujours sur le même point, on en arrive à se confondre avec ce qu’il voit. On n’éprouve aucun ennui, on ne pense pas, on ne tend pas l’oreille et pourtant l’attention est extrême, c’est une sorte de sensation concentrique qui se met en place.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 87.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
glorieux

Tandis qu’il lisait, une voix lui cria : « Pane ». Un gamin des rues loqueteux, crasseux, se tenait devant sa table, un môme de quatre ans, pieds nus, et désignait la corbeille à pâtisseries d’un air fort résolu. Esti lui donna un petit pain. Mais le garçonnet ne s’en alla pas. « Un altro », cria-t-il à nouveau. « Che cosa ? » demanda Esti. « Un altro pane, dit le garçon, due », et il montra, levant deux doigts en l’air, comme c’était l’usage ici, qu’il n’en voulait pas un, mais deux – per la mamma – et elle aussi, il la montra, sa maman qui se tenait à quelques pas de lui sur la chaussée comme sur une scène, démonstrative et émouvante, comme dans un mélo à vous tirer des larmes, et pourtant sublime. C’était une maman toute jeune, malmenée par la vie, pieds nus elle aussi, en chemise, sans corsage ; elle n’avait qu’une jupe crasseuse qui flottait sur elle, elle était dépeignée, et son teint était olivâtre comme on en voit dans les Abruzzes. Ses yeux sombres flamboyaient. Elle et son marmot, bien droits et sans se courber, observaient ce que le straniero allait faire. Esti tendit au garçonnet un autre petit pain. Celui-ci s’en alla plus loin avec sa mère, sa mamma, qu’il devait tellement aimer. Aucun des deux ne le remercia de sa gentillesse.

Cela plut indiciblement à Esti. Voilà, se dit-il, ceux-là ne mendient pas, ceux-là exigent. C’est un peuple ancien et libre, glorieux même dans sa misère. Il est toujours assis à la table de sa vie. Il sait que la vie est à lui, et le pain aussi. Il faudrait que je reste longtemps ici. Cette sensibilité, cette sincérité, ce soleil radieux qui illumine tout, cette forme légère derrière laquelle peut se cacher un fond insoupçonné, m’intriguent. Les liens du sang ne peuvent pas être aussi forts que mon attirance pour ces gens. Il n’y a qu’eux qui puissent me guérir de ma sensiblerie fumeuse.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 74.

Cécile Carret, 27 août 2012
sens

Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais, dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.

Marcel Proust, « Conclusions », Contre Sainte-Beuve, Gallimard.

David Farreny, 12 sept. 2012
or

Pendant qu’ils buvaient, il raconta : « Il y a peu, j’attendais de la visite. Lorsque j’allai ouvrir, je vis immédiatement que le visiteur dégoulinait de pluie de la tête aux pieds. Or, je venais de nettoyer tout l’appartement ! Pendant que je l’invitais à entrer et lui serrais la main, je remarquai que j’étais moi debout sur l’essuie-pieds en train de me nettoyer les souliers avec la plus grande énergie comme si c’était moi le visiteur mouillé. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 77.

Cécile Carret, 30 juin 2013
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
plutôt

Tout le jour, j’avais échappé à sa traque obstinée. Mais là, je n’en pouvais plus. En trois bonds, le lion fut sur moi. Il me fit rouler au sol d’un coup de patte et, comme il s’apprêtait à refermer ses crocs sur ma gorge, je lui montrai le soleil qui se couchait derrière les hautes herbes :

– Ce n’est pas plutôt l’heure où vous allez boire ?

Éric Chevillard, « lundi 9 juin 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
épuisement

Nous sommes sortis du temps infini de la lecture individuelle. Écrire dans sa propre langue, c’est d’ores et déjà se condamner, comme pour les sciences, à n’être presque pas lu ; c’est accepter la disparition de l’écrivain au sein de l’épuisement de la littérature. Rien de bien neuf, donc, sauf cet épuisement qui fait que les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres, désacralisé, instrumental, véhiculaire. Sur ce plan-là, écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir.

Richard Millet, « 6 », Désenchantement de la littérature, Gallimard.

David Farreny, 7 mai 2024

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