demeure

C’était le contraire d’un voyage. Plutôt que moyen de transport, le bateau nous semblait demeure et foyer, à la porte duquel le plateau tournant du monde eût arrêté chaque jour un décor nouveau.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 66.

David Farreny, 29 nov. 2003
fustigé

J’ai longé la clôture jusqu’à ce qu’elle s’interrompe. J’ai continué. Il m’a semblé que le temps glissait plus mal. J’ai poussé plus fort sur mes jambes. La neige était infestée de branches mais c’était prévu, normal. C’étaient les dernières images. Je savais depuis le commencement qu’à la fin je serais fustigé. La fuite recommencée du temps était âpre. J’ai pu observer une pause. Je savais qu’elle ne serait qu’une pause et non un artifice de l’indolence, de l’oubli où l’on voudrait vivre toujours.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 124.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
gastrula

Il voyait l’organisme unicellulaire de l’œuf fécondé sur le point de se transformer en un organisme multicellulaire, en se sillonnant et se segmentant, il voyait les corps des cellules former la blastula dont une paroi s’enfonce en une cavité qui commençait de remplir la fonction de la nutrition et de la digestion. C’était le rudiment du tube digestif, l’animal originel, la gastrula, forme primitive de toute vie animale, forme fondamentale de la beauté charnelle. Ses deux couches épithéliales, l’extérieur et l’intérieur, apparaissaient comme des organes primitifs qui, par des saillies ou des renfoncements, donnaient naissance aux glandes, aux tissus, aux organes des sens, aux prolongements du corps. Une bande de la couche extérieure s’épaississait, se sillonnait en une gouttière, se fermait en un canal médullaire, devenait colonne vertébrale, encéphale. Et, de même que le mucus fœtal se transformait en un tissu fibreux, en un cartilage, par le fait que les nucléoses commençaient à produire, au lieu de mucine, une substance gélatineuse, il voyait en certains endroits les cellules conjonctives tirer des sels calcaires et des substances graisseuses des sucs qui les baignaient, et s’ossifier. L’embryon de l’homme était accroupi, replié sur lui-même, caudifère, à peine différent de celui du porc, avec un énorme tronc digestif et des extrémités rabougries et informes, la larve du visage ployée sur la panse gonflée, et son développement, aux yeux d’une science dont les constatations véridiques étaient sombres et peu flatteuses, n’apparaissait que comme la répétition rapide de la formation d’une espèce zoologique.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 320-321.

David Farreny, 3 juin 2007
réclamer

Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.

David Farreny, 20 nov. 2007
tard-venus

Mais justement, la vérité éventuelle de tout cela, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je ne m’intéresse à ces questions, comme Robbe-Grillet à la psychanalyse, qu’en tant qu’élément constitutif de notre paysage culturel, justement, et parce que c’est manié de toute part, partout et n’importe comment, sous couvert d’un pseudo-naturel. Prenons le rapport du récit à la castration, ou à l’œdipe. Ce sont des motifs essentiels d’Échange. Mais ils ne nous intéressent pas, Duparc et moi, pour leur éventuelle vérité. De leur vérité nous ne savons rien, et nous nous soucions peu. Je ne suis pas un intellectuel, moi. Ces choses-là ne m’intéressent qu’en tant qu’effets de sens, conventions flottantes, fond de l’air, et parce qu’elles acquièrent à l’usage une vérité fabriquée, une vérité elle-même de convention, une vérité d’usage, d’époque, de répétition. […] Mais oui, on peut très bien parler de cela, à condition que je n’aie pas l’air d’exposer là mon “dernier mot” sur la question — sur celle-là ou sur n’importe quelle autre, d’ailleurs. Je ne suis pas un type de “dernier mot”. Nous sommes des tard-venus du sens, Duparc et moi, des enfants de vieux. Nous arrivons après que tout a été dit. Je corrige, je rajoute, j’intercale, je ressasse, je change l’ordre des mots, l’ordre des lettres. J’espère ne pas être tout à fait pour rien le compatriote de Pascal : « La disposition des matières est nouvelle. » Les premiers mots de Passage étaient déjà : « Et de nouveau : »

Renaud Camus, « jeudi 18 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, pp. 1261-1262.

David Farreny, 22 fév. 2008
tous

Les vaches vivent à l’horizon dans l’immanence des champs. Loin de nous. Loin de tous.

Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 15.

David Farreny, 6 mai 2008
fonce

Merde, le con, il est là, dit-il.

En effet, presque en haut, au moment où le plan de son regard rejoint le plan du quai, au ras du sol, il le voit qui est là, bleu et rouge, immobile, avec ses portes grandes ouvertes, ses fenêtres avec ces gens tranquillement assis qui regardent ailleurs, qui attendant, il les voit en même temps qu’il entend le signal :

Laaaaaaaaa.

Tu peux l’avoir, se dit-il. Non. Je te dis que tu peux l’avoir. Je te dis que non. Et moi je te dis que si. Allez, cavale, cavale, t’as le temps. Non. Je te dis que t’as le temps. Et moi je te dis merde. Pauvre con. Vas-y, nom de dieu, tu peux y arriver. Essaie, au moins, une fois dans ta vie, ne laisse pas tomber, tu laisses toujours tomber, défends-toi, bon dieu, allez, vas-y, fonce, fonce, alors il fonce.

Plus que dix mètres à courir.

Laaaaaaaaa.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 4 mars 2012
peine

La traversée de la Loire à pied ensuite, par l’Ancien pont, le pont Jacques Gabriel, subissait le même mépris, flétrissure et déconsidération.

Dès lors, on y voyait des personnages de misère, des déments, des vieux s’y engager, dans la giflure des bourrasques et l’échevèlement, ralentis dans l’ascension du tablier qui forme un dos. On les laissait à peine traverser les clous lorsqu’ils en avaient besoin.

Dessous, il y avait la sauvagerie stupéfiante de la Loire et de ses remous.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 133.

Cécile Carret, 30 sept. 2013
instrument

J’ai de plus en plus souvent le sentiment que mon écriture ne manque pas une occasion de se faire l’instrument même de mon étiolement intérieur.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 188.

David Farreny, 16 oct. 2014

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