fureur

Savoir n’est pas nécessaire. D’abord, ça suppose qu’on prenne du recul, qu’on arrête un peu et le temps manque. Il y a trop à faire pour qu’on s’offre le luxe de s’interrompre un seul instant. Les choses sont là, obstinées dans leur nature de choses, corsetées de leurs attributs, rétives, dures, inexorables. Elles ne livrent leur utilité qu’à regret. Elles réclament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont celles-ci sont faites ne suffit-il pas toujours. Il faut y verser quelque fureur. C’est à ce prix qu’on demeure.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 28.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
accaparer

Ce qui serait bien, c’est que nos jours, d’eux-mêmes, se rangent derrière nous, s’assagissent, s’estompent ainsi qu’un paysage traversé. On serait à l’heure toujours neuve qu’il est. On vivrait indéfiniment. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes faits. La preuve, c’est que l’avancée se complique des heures, des jours en nombre croissant qui nous restent présents, pesants, mémorables à proportion de ce qu’ils nous ont enlevé. Ils doivent finir, j’imagine, par nous accaparer. Quand cela se produit, qu’on est devenu tout entier du passé, notre terme est venu. On va s’en aller.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 142.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
déguiser

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 55.

David Farreny, 22 oct. 2004
littérature

La littérature c’était quelqu’un.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 123.

David Farreny, 1er janv. 2006
runes

Et devant cette étendue qu’on peut nommer, qui est sur le cadastre, dont les blés seront équitablement distribués aux malheureux quand la vraie république en dernier clôturera le monde, Roulin regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles, plus inattentionnées pour Roulin que les collines, plus dédaigneuses de lui que les Alpilles quand on est à pied là-haut et que midi vous surprend, sans un arbre.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
compromis

Paul a sept ans. Il faudrait que le temps s’arrête, qu’il reste dans la fraîcheur de cet âge. Parce qu’il est né, lui, d’accord avec lui-même quand nous sommes respectivement, son frère et moi, nos plus acharnés ennemis. Il lui suffit d’être, alors que nous avons à devenir, à nous changer de fond en comble, à chercher, par effort, travail sur soi, défiance, et violence, un compromis passable auquel, sans doute, nous ne parviendrons jamais. Nous sommes trop mal faits, venons de trop loin. Trop d’humeur noire, d’emportements, de véhémence, de susceptibilité. Paul, lui, est entré comme de plain-pied dans une paix qui nous fuit. La division, avec le trouble et le tourment qui s’ensuivent, la haine de soi, l’éternel mécontentement, lui ont été épargnés et c’est un bonheur.

Pierre Bergounioux, « lundi 20 avril 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 588.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
jobard

Un vaniteux béat peut être d’agréable commerce, encore qu’il parle trop de soi, mais il prête à rire : c’est un jobard : il prend pour argent comptant toutes les politesses. Frustré, il glisse à la mythomanie, il s’en conte beaucoup plus qu’on ne lui en dit ; ou alors il s’aigrit, il mijote des rancunes et des revanches qui ne sentent pas bon. De toute façon, il triche ; sa suffisance est contredite par la dépendance à laquelle il se soumet : quémandant les flatteries, il s’abaisse quand il prétend se hausser. À trop se complaire à son image, il finit par s’y enfermer ; il tombe fatalement dans l’importance qui est la véhémence de la vanité.

Simone de Beauvoir, La force des choses (I), Gallimard, p. 167.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
coupais

Si je cessais de donner tant de place, en ces cahiers, à la solitude amoureuse, si je lui coupais les mots, en somme, cesserais-je aussi de souffrir d’elle ?

Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.

Élisabeth Mazeron, 3 mai 2010
illimitation

Il est étrange de penser que ce qui fut, durant deux siècles, la souffrance de l’ère industrielle, la vibration puissante et grave des machines, ébranlant jusqu’à le ruiner le corps des travailleurs, est devenue la réjouissance des oisifs. Le pire est peut-être la cadence invariable des coups portés, l’égalité de la hauteur de la vibration, le bruit sourd et toujours identique, sans modulation, comme un symbole de l’illimitation du mal, ce qui se répète et qui ne change pas, comme un glas infernal et infini.

Jean Clair, « Agressions », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 26.

David Farreny, 21 mars 2011
orage

Le peu de gens qui passaient ont pressé l’allure. Ils ont disparu. Personne ne les a remplacés. J’ai regardé la pluie exploser sur le trottoir. La température avait changé, je n’y avais pas prêté attention. C’était une pluie d’orage, il faisait anormalement chaud, et tout de suite après il y a eu les éclairs. D’abord quelques uns, isolés, suivis de roulements encore lointains, puis le ciel s’est illuminé, parcouru d’arcs électriques. On avait le temps de les voir, comme imprimés, leurs lignes brisées se détachant sur le fond noir, puis plus tellement noir, plus tellement le temps de virer au noir, les zébrures se succédant bientôt au point de se superposer et se figeant dans ce qui était devenu une blancheur. La pluie a grossi, elle tombait en gouttes laiteuses, qui s’écrasaient en laissant de l’écume. Je l’entendais, aussi, frapper la banne à l’abri de laquelle je me tenais encore, son crépitement gras dominait les roulements, et je me suis dit que la vie devenait violente, j’ai rentré légèrement la tête dans les épaules.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 9.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
insulte

Comme un vieux récipient fêlé, mon cœur ne peut plus contenir les effervescentes douleurs dont il continue à être agité, ni les bouillantes passions. Et je crains qu’il ne finisse par se briser. Je ne me sens plus jeune. Je le dis depuis si longtemps ! Et je ne parviens pas à comprendre pour quelle raison l’amour a laissé passé sa saison sans me sourire, tandis que l’amitié, bien suprême, s’éloigne de moi, qui en ai trop abusé. Et survient un nouvel âge. Celui où la mémoire de l’homme est encombrée de trop de souvenirs non ensevelis et où son cœur, opprimé et couvert de cicatrices, ne se nourrit plus que de révoltes fébriles. En attendant, la vie a cessé d’être une cohorte joyeuse, la mort impitoyable ne nous sourit plus, de loin, comme un jour de gloire, mais elle s’avance et se donne pour ce qu’elle est vraiment : l’insulte suprême.

Vincenzo Cardarelli, « Congé », Memorie della mia infanzia, Mondadori.

David Farreny, 18 janv. 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer