fendu

Le lendemain matin, la sonnerie du réveil a fendu mon sommeil comme une hache. Je n’avais qu’une envie, c’était de me rendormir, de me faire porter pâle et de remettre mes débuts au lendemain. Tout autour, j’entendais le crachotis de la pluie. La chambre baignait dans une lumière crépusculaire, qui semblait à la fois plus vive et plus sourde que celle à laquelle j’étais accoutumé. Je suis allé à la salle de bains m’asperger le visage et chier sans joie avant de cavaler pour attraper le bus. Le ciel était fienteux et maladif. Les trottoirs grouillaient déjà d’un monde qui pataugeait dans les flaques pour aller au boulot. Et ceci, ai-je saisi avec horreur, se répétait tous les matins : le tumulte affairé de la métropole.

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 12.

David Farreny, 21 mars 2002
s’insinuait

Le moteur coupé, le silence se refermait comme une eau profonde sur le trouble léger qui l’avait traversé — huit cents kilos de fer alésé, embouti, riveté, obéissant aux volitions du corps, bien moins lourd, qui s’y insinuait, lequel à son tour semblait répondre aux directives hasardeuses de la conscience impondérable, de moins en moins patente à elle-même, qu’il hébergeait.

Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 38.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
dignité

Il serait certes très sympathique de ma part, libéral et démocratique, d’entrer dans cette vision égalitaire des choses. Mais je ne le peux pas. Je n’ai plus le temps de faire des concessions, et de ne pas vivre de toute urgence selon ce que je pense : qui est à peu près, au fond, que « la vie de l’esprit », comme dit noblement Finkielkraut, est l’avenir de l’homme, non pas son avenir promis, certes, mais son avenir idéal, celui vers lequel il doit tendre, constamment, de toutes ses forces, le seul garant de sa dignité mais aussi le principal instrument de son bonheur.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 90.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
paresseuse

Ou bien on allait à la pêche, pour manger des haricots verts en salade dans de la vaisselle en aluminium, sous ces arbres encore plus beaux de s’appeler des charmes. Palpitante d’éclats, de reflets, d’obscurités, hâtive ou paresseuse, la Meurthe remuait doucement les feuillages comme une femme qui se déshabille. On voulait tout saisir. Les ablettes rejetées dans l’herbe y luisaient comme des clés vivantes, et un éboulement insensible et tendre nous emportait.

Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard.

Cécile Carret, 20 mai 2007
fête

« Oh ! l’amour, tu sais… Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, et voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente qui fait rougir de honte ; et d’autre part c’est une puissance très solennelle et très majestueuse — beaucoup plus haute que la vie riante gagnant de la monnaie et farcissant sa panse —, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps —, parce qu’elle est l’histoire et la noblesse et la pitié et l’éternel et le sacré qui nous fait tirer le chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse, et le corps rougit et pâlit à sa surface par frayeur et honte de lui-même. Mais aussi il est une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté, et l’amour pour lui, pour le corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !… Oh ! enchantante beauté organique qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture ! Regarde la symétrie merveilleuse de l’édifice humain, les épaules et les hanches et les côtes arrangées par paires, et le nombril au milieu dans la mollesse du ventre, et le sexe obscur entre les cuisses ! Regarde les omoplates se remuer sous la peau soyeuse du dos, et l’échine qui descend vers la luxuriance double et fraîche des fesses, et les grandes branches des vases et des nerfs qui passent du tronc aux rameaux par les aisselles, et comme la structure des bras correspond à celle des jambes. Oh ! les douces régions de la jointure intérieure du coude et du jarret, avec leur abondance de délicatesses organiques sous leurs coussins de chair ! Quelle fête immense de les caresser, ces endroits délicieux du corps humain ! Fête à mourir sans plainte après ! Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! Laisse-moi toucher dévotement de ma bouche l’Arteria Femoralis qui bat au fond de la cuisse et qui se divise plus bas en deux artères du tibia ! Laisse-moi ressentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes ! »

Il n’ouvrit pas les yeux après avoir parlé ; il resta tel sans bouger, la tête dans la nuque, les mains, qui tenaient le petit porte-mine en argent, écartées, tremblant et vacillant sur ses genoux. Elle dit :

« Tu es en effet un galant qui sait solliciter d’une manière profonde, à l’allemande. »

Et elle le coiffa du bonnet de papier.

« Adieu, mon prince Carnaval ! Vous aurez une mauvaise ligne de fièvre ce soir, je vous le prédis ! »

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 392-393.

David Farreny, 3 juin 2007
intérêt

Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.

David Farreny, 5 juil. 2009
morgue

Par la fenêtre, on voyait en bas la rue pluvieuse, goudron ravaudé et flaques de verre noir ; en haut le polygone du ciel, petit, joli. De côté, la lumière funèbre de la lune ; dessous, la morgue des nuages rigides dans des draps funestes. Nous fîmes une moue désapprobatrice et retournâmes au coin du feu. Frau Doktor me regarda non sans bienveillance ; et me régla pour mon confort la chaise longue encore plus méticuleusement, si bien que je me retrouvais presque couché sur le dos, assailli sans cesse par les flammes friponnes ; quant à elle, elle s’adossa décemment et fuma.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 53.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
éternité

À l’école, la nonne nous a dit que ça durerait pour l’éternité, a-t-elle continué en enlevant la peau de sa truite. Et quand nous avons demandé combien de temps durait l’éternité, elle a répondu : « Pensez à tout le sable de l’univers, toutes les plages, toutes les carrières de sable, le fond des océans, les déserts. À présent, imaginez tout ce sable dans un sablier, comme un gigantesque minuteur. Si un grain de sable tombe chaque année, l’éternité est la longueur de temps nécessaire pour que tout le sable du monde s’écoule dans ce sablier. » Rendez-vous compte ! Ça nous a terrifiées.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 19.

Cécile Carret, 19 déc. 2010
typique

Le manche de la cognée, c’est typique, fut lui-même un enfant abattu.

Éric Chevillard, « samedi 11 mars 2017 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
somme

J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.

Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer