Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien.
Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, p. 216.
Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.
Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.
Dans le temps, fleur aveugle,
tu t’accrois en nous, avec
le don du silence, avec tout ce qui excède
Nos paroles et qui en elles t’appartient,
ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !
chienne mentale !
Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.
Cependant marcher dans la rue me fait du bien, je suis moins triste. Peut-être même que je chantonne (très curieux glissements d’humeur, semblables à ceux des nuages ; comme si tout ça était en partie joué — ce que c’est, bien sûr, mais alors il n’y a rien qui ne le soit).
Renaud Camus, « jeudi 29 avril 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 202.
Songeons seulement aux sentiments que nous éprouvons en lisant un beau roman (de Walter Scott, par exemple). Quelle beauté, quelle sublimité, quel intérêt, quelles émotions déchirantes ! On pourrait croire que les sentiments que l’on éprouve alors dureront toujours, ou qu’ils soumettront l’esprit à leurs propres couleur et harmonie. Tandis que nous lisons, il semble que rien ne pourra nous tirer hors de notre carrière ou nous troubler ; et puis, à la première tache de boue qui nous éclabousse en sortant dans la rue, à la première pièce de deux pence dont nous sommes volés, le sentiment s’évanouit complètement de notre esprit et nous devenons la proie de cette insignifiante et fâcheuse circonstance. L’esprit prend son essor vers le sublime ; il est chez lui dans le vil, le désagréable et le petit.
William Hazlitt, Sur le sentiment d’immortalité dans la jeunesse, Allia, p. 46.
L’être, un souvenir seulement ; approximatif, fragmentaire, difficilement suscité. L’homme (ce qu’il en reste), un rideau, un mince rideau.
Les rapports avec l’entourage seront pénibles.
Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1172.
D’autre part, au cours de ces interminables queues que nous faisions par millions le long des routes menant aux trop vastes champs de bataille, j’avais reçu, pour la première fois de ma vie, l’impression écrasante, définitive, qu’un homme est noyé dans l’humanité. Tous les faux-semblants de personnalité, d’originalité, de quant-à-soi, d’exception qui peuvent se multiplier dans le monde illusoire de la paix — qui pouvaient se multiplier dans ces temps tranquilles et rassis d’avant 1914 — se dissipaient et il restait que j’étais une fourmi engluée dans la fourmilière. Faute de regards pour me discerner, je devenais indiscernable à moi-même. Cela me ramena tout d’un trait à cette mystique de la solitude, et de la perte à lui-même du solitaire dans sa solitude, et de l’extravasement à l’intérieur du moi de quelque chose qui n’est pas le moi. Puisque j’étais perdu, pourquoi ne pas me perdre davantage ? Il n’y avait qu’un moyen de me guérir de la perte que je faisais de moi en tout, et de moi et de tout en rien, c’était de me perdre absolument.
Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 24.
Autrefois, c’était la présence de désirs sexuels qui m’empêchait de m’exprimer librement devant les personnes dont je venais de faire la connaissance ; ce qui m’en empêche maintenant, c’est que je suis conscient d’en manquer.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.
Pourtant, présence sournoise ou pathétique, crécelle de la morale des grands-parents échoués d’une autre esthétique, tableaux, lits, armoires anciens rôdaient dans nos vies. Le passé émaillait notre décor par touches, incrustées entre les meubles modernes : hologramme d’un autre monde.
Emmanuelle Guattari, La petite Borde, Mercure de France, p. 123.
In place of food, my senses existentially turn to old high walls of red brick, and I lie awake at night weighing the fascination. There will never be an end or a conclusion to this dazed attraction, and even now, decades on, I cannot find any written acknowledgement of the trance such things pull me into. Whatever detains the eye is understood by no one, least of all me.
Morrissey, Autobiography, Penguin, pp. 53-54.
On applaudit quand ça s’arrête.
Éric Chevillard, « dimanche 8 novembre 2015 », L’autofictif. 🔗