sosie

En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.

David Farreny, 24 mars 2002
inexistence

La quantité de vide que j’ai accumulée, tout en conservant mon statut d’individu ! Le miracle de n’avoir pas éclaté sous le poids de tant d’inexistence !

Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1722.

Élisabeth Mazeron, 4 juil. 2005
perte

Peut-être est-ce celle-là, la vraie perte qu’implique mon âge, notre âge, autrement plus grave, si elle se vérifiait, que celle que je craignais : non pas de la capacité de faire l’amour, de séduire, de plaire, de jouer un rôle dans la ronde du désir, mais d’être amoureux sans arrière-pensées, passionnément, sans ironie, sans être tenté de se moquer un peu de soi-même, et de l’autre…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 277.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
débruti

Il faut briser là, revenir en arrière, trouver, s’il existe, un angle différent pour aborder la fin d’un monde, la destruction de soi, la perte de tout et l’effort pour renaître. D’avoir fait fausse route me vaut un accès d’intense tristesse. Avec ça, les fatigues mal ressuyées de juillet, la chaleur m’accablent. Me fais à moi-même l’effet d’un objet pesant et mal débruti, d’un instrument grossier, impropre à l’usage auquel je prétends le faire servir.

Pierre Bergounioux, « samedi 6 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.

David Farreny, 12 déc. 2007
inlassable

Comme il y a un style mescaline, il y a des couleurs de la Mescaline. À qui en a pris, vous pouvez les montrer dans la réalité. Elles seront reconnues. (Non toujours celles-là, mais celles qui auront le même air de famille.)

Les criardes d’abord. Des rouges stridents passent près de verts absolus. C’est un drame optique. Les écœurantes ensuite. Des pierreries en quantité, visiblement fausses, sont l’inlassable cadeau.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 672.

David Farreny, 4 mars 2008
virtualités

Aujourd’hui la vie fait très mal derrière l’omoplate gauche. Un grand abattement passe au rouleau d’essorage les bouts de guenilles de mes virtualités. Il en sort un jus pas assez noir pour écrire avec.

Des cris aigus d’enfants mêlés à des coups de burin font un environnement sonore propre à se médicamenter. Un petit drapeau délavé, déchiqueté, bat faiblement dans une zone désertée par l’activité cellulaire.

Mon sexe veut bien tout. Il est comme l’eau. Il épouse toutes les formes dans un coma dépassé. De midi jusqu’au soir : procession d’heures sordides, évoluant à très basse altitude.

Jean-Pierre Georges, « Abattement », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 21.

David Farreny, 31 mars 2008
bœuf

La phrase de nuit, qui débarque casquée, bottée, prête à l’assaut, n’est pas d’une fratrie nombreuse. Il faut aller quérir ses sœurs ailleurs, au plafond souvent, à la cave, car on ne peut savoir si la nébuleuse où elles prennent naissance est en nous ou au-dehors de nous — et, si c’est en nous, à quel étage, dans quel sous-sol. La psychanalyse sait. La critique littéraire aussi. Mais la poétique ne sait rien et me laisse du matin au soir ignorant comme un bœuf, tremblant comme une pythie.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 7.

David Farreny, 17 nov. 2009
soustraction

Il me semble bien que j’étais, à la veille du jour où se produisit l’événement, ce que j’avais toujours été : un être effacé, à l’abri de ses propres désirs et à l’écart des conflits qui animent le monde. Je n’attendais rien. Je ne regrettais rien. Je m’accommodais, sans effort ni souffrance, d’une vie parfaitement plate, qui n’excluait pas les jouissances minimes de la pensée solitaire et de la chair plus seule encore. Je vivais pauvrement, obscurément mais, somme toute, à la mesure de mes besoins. Cependant, telle qu’alors je pouvais l’éprouver, la conscience de ma nullité était singulièrement superficielle. Je veux dire par là qu’elle se développait en moi comme par défaut, par soustraction, par une série d’opérations de retrait qui se référaient implicitement à une certaine évidence du social : je me voyais, sans complaisance et sans amertume, comme laissé-pour-compte par une vie qui s’agitait hors de moi, en une sphère d’altérité à laquelle je ne pouvais accéder, rejeté que j’étais par la surabondance des mouvements et par l’opacité des rites. À ce stade, ma nullité traduisait mon impuissance psychique à me lier et à entrer dans la danse. Je n’imaginais pas qu’elle pût, un jour, par un retournement de sens dont je ne serais, en aucun cas, le créateur mais seulement le terrain dont on dispose, que l’on travaille et qui consent, s’approfondir en une expérience spirituelle face à laquelle les attachements les plus élémentaires, qui m’avaient tenu jusque-là fixé au bonheur du jour et m’avaient servi de raison d’être, cesseraient entièrement de peser et d’intervenir.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 19-21.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
route

C’est l’heure où l’odeur qui vient de l’allée des tilleuls fait vaciller la lumière. Mais la diligence encense et grogne. Il faut prendre la route où la chaleur arrive par le courrier de dix heures quand les premiers papillons Vulcain posent leur écharpe le long des fossés. D’ici là j’ai tout le temps de m’arrêter aux premiers villages bleus d’enclumes, de revoir quelques cousins dans des maisons à sapins et à grilles… Que la paix descende sur moi et qu’on ne me reparle plus de cette immense aventure de vivre. Et que, dans la ruelle d’un étrange demi-sommeil prophétique, j’entende la douce voix du calme chuchoter quelque part  : Laissez-le.

Léon-Paul Fargue, « La gare abandonnée », Poésies, Gallimard, p. 64.

Guillaume Colnot, 1er fév. 2013
public

Autant que la gravité, elle avait en grippe l’insistance et la bêtise. Au lendemain d’une soirée de théâtre, alors qu’elle venait d’étriller devant son fidèle auditoire l’auteur dont, la veille, elle avait vu la pièce, un fâcheux s’obstina longuement à la contredire et crut bon de lui faire remarquer que ce soir-là, justement, le public s’était montré enthousiaste. « Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, si le public a aimé, il est bien le seul ! »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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