comme

J’ai parlé cette semaine, au téléphone, à propos de Plieux et de ce que je souhaiterais y faire, à toutes les autorités officielles de la culture dans la région. J’ai été en rapport avec tous les bureaux. Et chaque fois, chaque fois, il m’a fallu me présenter comme un jeune homme, expliquer que j’étais écrivain, faire feu de tous mes maigres titres de notoriété (il n’y a guère que la villa Médicis qui semble établir aux yeux de ces gens que je ne suis pas quelque excité farfelu). « Pas un mot qui connaisse nos livres », comme disent mélancoliquement les Goncourt, après une rencontre avec des cousins à eux ; mais les cousins devaient connaître leur nom, au moins, tandis que moi c’est éternellement « Camus C.A.M.U.S ? », voire « C.A.M.U ? », ou bien « comme l’écrivain ? ». Si j’écrivais mon autobiographie (mais je ne fais que ça, évidemment), je pourrais l’intituler Comme l’écrivain.

Renaud Camus, « samedi 27 février 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 60.

David Farreny, 1er août 2002
perspective

Un mot encore. Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits, comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 767.

David Farreny, 24 août 2003
pédagogie

La pédagogie a tellement infecté l’humanité que les nihilistes eux-mêmes ne peuvent pas vaincre leurs instincts didactiques. Jusqu’aux suicidaires qui veulent nous apprendre quelque chose, n’est-ce pas ?

Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 408.

David Farreny, 24 juin 2005
poussée

Parfois je me dis ça. Je me dis que je veux vivre. Je suis vivant. On a parfois la forte sensation d’être en vie. Parfois on se dit qu’on veut vivre. C’est ça qu’on veut. On sent que la vie nous pousse à le dire. À dire qu’on est vivant. Car on sent la poussée de la vie dans la phrase.

Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., p. 40.

David Farreny, 28 déc. 2005
Parthénope

Oh vite ! les rues au bout les unes des autres, vides, luisantes, fraîches, avec des amoncellements de fleurs, déjà, aux tournants et sous les porches. Surprise ainsi, à cette heure où elle dort encore, Naples n’est plus la ville que connaissent les touristes ; c’est la Parthénope éternelle, celle de l’avenir plutôt que celle du passé, décor permanent pour les scènes de plusieurs siècles ; longues perspectives de façades jaunes, blanches, roses et gris-bleu quadrillées de vert par les volets et les persiennes, de terrasses, de cirques où la lumière est toute seule au centre de sa conquête, de colonnades, de portiques, de statues. Heure vide et comme hors du temps, heure où les palais jouissent en paix de leur ombre, qui tourne lentement à leurs pieds majestueux. Pour la ville, réduite, en cet instant, à sa réalité essentielle, ce jour n’est pas plus le 7 avril 1903 que le 7 avril 1803 ou le 7 avril 2003. Dans un moment ses passants, ses figurants d’un jour, en paraissant dans ses rues et ses places, marqueront la date exacte, l’instant qui est à eux ; mais la ville gardera, au-dessus d’eux, comme un secret, la garantie de durée qu’elle porte dans ses pierres, l’avenir qui est dans son ciment et dans ses pierres, et l’effrayante science de ses ruines futures, peut-être au fond de la mer, ou sous les flots durcis de lave, ou sous ce même ciel…

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, pp. 661-662.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2008
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
coincé

C’est triste l’avion de nuit. C’est étouffant. Coincé entre un Israélien aux ongles rongés et la rouquine du strip-tease qui m’a dit composer des chansons, aimer Bécaud et serrait entre ses genoux un petit chien de peluche blanche harnaché de grelots. Dans les rangées de trois on est trop serré pour ne pas parler, on ne peut ouvrir un journal sans aveugler son voisin, la conversation est la carte forcée. Ma voisine était très éprise du jeune premier de la troupe qui se levait à tout propos pour venir lui prendre la main. Trous d’air, bourdonnements d’oreilles, fatigue, lumières lointaines, feux verts de la piste.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 93.

Cécile Carret, 28 juin 2012
corrélations

Un rêve bref, au cours d’un sommeil bref et crispé auquel je m’accrochais convulsivement dans un bonheur immense. Un rêve aux ramifications multiples contenant mille corrélations qui, d’un seul coup, s’éclairaient en même temps. Ce qui m’en est resté est à peine le souvenir du sentiment qui formait le fond.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.

David Farreny, 9 nov. 2012
autrement

À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.

Cécile Carret, 19 mars 2014
ordre

Si l’on écarte l’origine mythique de la notion de monde, on s’aperçoit qu’elle procède de la longue habitude des humains d’observer la régularité de quelques phénomènes naturels tels que, par exemple, la rotation des planètes, le cycle des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, la succession de la vie et de la mort, etc. Or non seulement la perception répétée de ces faits imprime en leur imagination la tenace illusion d’un ordre universel, mais elle les détourne de la cruelle perception du hasard qui tantôt unit les conditions pour qu’une chose existe, tantôt les désunit pour qu’elle n’existe plus ou, tantôt encore, ne les réunit pas pour qu’elle n’existe jamais. À cause du hasard, une chose est ou n’est pas. À cause du hasard, le monde est impossible. De vastes systèmes de phénomènes en interaction apparaissent sans doute dans l’univers, mais cela n’engendre ou n’implique ni équilibre ni stabilité. Puis, donc, que le hasard produit et détruit ou, aussi bien, ne produit pas, comment le définir autrement que comme la pire des causes – causarum pessima ? Mais l’hallucination cosmique est si puissante que, dès qu’un événement jugé inhabituel intervient dans l’univers, au lieu de le considérer dans sa normale contingence, les humains s’empressent d’y voir une exception qui confirme une règle ou une loi : une catastrophe, ou un miracle, relève forcément d’un pourquoi – une cause – et d’un pour quoi – une finalité. Quand un Bergson, venant au renfort de cette superstition populaire, déclare que « le désordre n’est qu’un cas particulier de l’ordre », cela témoigne bien de la force avec laquelle s’exprime le refus de constater et d’admettre le contraire : que l’ordre n’est qu’une forme accidentelle et, même, miraculeuse, du désordre. Et quand les humains, en dépit de l’évidence, s’obstinent à nier le caractère aléatoire de la régularité des phénomènes, cela trahit leur impuissance à se délivrer de l’angoisse de vivre dans le chaos. Un cosmos, tel qu’ils l’imaginent, existerait, ils ignoreraient la crainte comme l’espérance et ne s’adonneraient ni à la religion, ni à la métaphysique – ni à la politique –, expressions de leur désir malheureux de monde, ou, dirait Freud, de leur narcissisme brisé sur les épreuves de la réalité.

Frédéric Schiffter, « Le monde comme désir et comme illusion », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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