ancienne

Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 23.

David Farreny, 9 fév. 2003
aimer

En pleine course — dans le tohu-bohu d’une partie de barres ou de tout autre jeu — je heurtai l’un de mes camarades qui courait en sens inverse et fus projeté contre un mur, si violemment que je me fendis l’arcade sourcilière jusqu’à l’os. Je restai à genoux — ou à quatre pattes — sur le gravier, tête baissée et saignant en abondance. Il paraît que je perdis connaissance, mais je n’en ai aucun souvenir et crus même, avant qu’on ne me certifiât que je m’étais évanoui, avoir gardé constamment toute ma lucidité. La muraille se trouvant à ma droite et ma tête ayant été blessée du côté gauche, je ne réalisais pas que j’avais dû pivoter sur moi-même avant d’occuper la position d’animal assommé dans laquelle je faisais de mornes réflexions. Il me sembla d’abord que la simple rencontre de mon front avec celui de mon condisciple m’avait ouvert la face ; c’est seulement plus tard qu’on me raconta que je m’étais déchiré contre une aspérité du mur, ou contre un clou planté dans ce mur. Je sentais couler mon sang ; je n’éprouvais pas la moindre douleur mais il me semblait, tant le choc avait été violent, que ma blessure était énorme et que j’étais défiguré. La première idée qui me vint fut : « Comment pourrai-je aimer ? »

Michel Leiris, L’âge d’homme, Gallimard, p. 131.

David Farreny, 1er mars 2005
vérité

Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. Le voyage ne rend pas tant large que mondain, « au courant », gobeur de l’intéressant coté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté.

L’air débrouillard aussi. Ne vaut pas mieux. On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 204.

David Farreny, 12 mars 2008
virtualité

Les avantages d’un état d’éternelle virtualité me paraissent si considérables, que, lorsque je me mets à les dénombrer, je n’en reviens pas que le passage à l’être ait pu s’opérer jamais.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 138.

David Farreny, 12 mars 2008
bêtise

Les œuvres sans bêtise n’ont aucun intérêt. Elles ratent le corps. Le génie, c’est un aménagement technique de la bêtise : j’ai souvent exprimé ailleurs cette conviction — mais la bêtise, c’est aussi la répétition, le ressassement, l’espoir absurde d’en finir une bonne fois avec la bêtise, avec le sens, avec l’expression et le vouloir-dire, avec le corps (or on n’en finit pas plus, évidemment, qu’on n’a jamais pu commencer). Qu’y a-t-il de plus bête que l’obsession du rang chez Saint-Simon, la mondanité chez Proust, le familialisme petit-bourgeois chez Joyce ? Et pourtant, ôtez cette matière, éminemment première, que reste-t-il des œuvres ? Ce n’est pas en faisant une croix sur la bêtise que l’on écrit de bons ou de grands livres, c’est en cherchant un arrangement avec elle, en la malaxant indéfiniment, en lui imposant une forme sans la réduire en volume ni en vivacité, en la soumettant à l’intelligence, au travail, au talent, au génie, selon les moyens dont on dispose.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 42-43.

David Farreny, 5 mai 2009
obstacle

Aller à la fenêtre. (Ne pas presser le front contre la vitre ; ça se fait à la rigueur dans ces romans de pacotille où l’on s’agite beaucoup ; en vérité le radiateur y fait obstacle, ou aussi la longue et étroite tablette carrelée ; et d’ailleurs la susdite partie de votre anatomie rougit sous la pression et se salit, c’est tout ce qu’on obtient).

Arno Schmidt, « Sortie scolaire », Histoires, Tristram, p. 131.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
proliférer

On aurait dit que sa féminité se passait aisément de fécondation et qu’il eût suffi d’un arôme un peu masculin, d’une vague odeur de tabac, d’une blague un peu grivoise pour qu’elle se mît aussitôt à proliférer luxurieusement.

Bruno Schulz, « Août », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
verts

Quand il n’y a pas de mouvement dans les verts, la lumière claque plus fort sur le mur blanc.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 24.

Cécile Carret, 4 mars 2010
curieux

L’intérêt qu’ils avaient suscité au restaurant se prolongeait dehors. On se retournait sur eux. Non qu’il y ait eu quelque chose en eux qui attire l’œil, mais on n’était pas habitué à les voir ainsi, dans la rue, et c’était avec eux comme avec ces vieux canapés qui sont curieux à voir quand une ou deux fois dans l’année, alors qu’ils sont ordinairement à l’intérieur, on les sort pour les aérer.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 68.

Cécile Carret, 4 août 2012
intercession

Je continuai d’avancer — avec à ma droite le complexe ferroviaire et à ma gauche l’aqueduc, dont les arches ici ne s’arrondissent plus que sur leur comblement, l’édifice devenant un simple mur où se dessine maigrement sa découpe d’origine — vers cet homme qui ne bougeait pas et qui paraissait, la tête un peu penchée vers l’avant, plongé dans une réflexion. Je dus parvenir à sa hauteur pour constater que, de la main droite, il tenait la poignée d’un mécanisme d’enroulement d’où s’étirait une courte longueur de laisse, au bout de laquelle un frêle représentant de l’espèce canine, la patte levée, urinait contre la clôture. Scène banale, en vérité, et qui s’accordait bien avec un environnement où l’aqueduc, redevenu mur et perdant de sa hauteur, tendait à revêtir une dimension humaine.

Pourtant, comme je le découvrais, je marquai le pas, frappé par l’attitude pensive de l’homme. Il me ressouvenait, en effet, et de manière frontale, sans que je pusse refouler en rien une telle vision, d’avoir surpris mainte fois semblable attitude chez tel usager de toilettes publiques, dont presque toujours, comme on sait, à la faveur de la miction, l’esprit se libère et vagabonde. L’homme, ici, qui n’entretenait avec le soulagement de l’animal qu’un lien de pure forme, en l’espèce de la laisse, semblait donc, néanmoins, en bénéficier intellectuellement, comme s’il se fût agi du sien ; et, partant de ce rapprochement, j’en vins à me représenter la scène d’une tout autre manière, aussi crue qu’obsédante, au point que je ne pouvais plus désormais l’imaginer autrement : dans cette vision nouvelle, qui complétait définitivement l’ancienne, la laisse, faisant figure de tuyau, permettait à l’homme, par une magique intercession de sa main refermée sur l’enrouleur, de se soulager sans qu’il en parût rien, là-bas, sous la patte levée de la bête, le long de ce conduit où de façon à peine masquée son animalité se transférait vers quelque représentant plus propre, par sa quadrupédie, à l’incarner. Il y avait là, dans la trivialité d’une telle évocation, dans le trajet maintenant trop visible de cet écoulement, quelque chose aussi de la prothèse et de l’hôpital, et, jetant à l’homme un seul bref regard de côté, j’allai mon chemin, en proie à une sensation mêlée de dégoût et de spoliation, comme blessé d’avoir été si aisément trompé par cette pauvre mise en scène, et persuadé de toute façon que, bien qu’elle fût le fruit de ma seule imagination, l’homme qui s’y était distingué en était pour partie responsable et devait en tout état de cause rendre compte de sa supercherie et de son inconvenance.

Christian Oster, Le pont d’Arcueil, Minuit, pp. 102-103.

David Farreny, 14 mars 2013

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