essuient

Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l’intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J’ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 245.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
pyrotechniques

Il est d’ailleurs très bien ce bus, pour autant qu’on ne se laisse pas prendre à la somnolence affectée des tire-laine professionnels qui sont de tous les trajets. Tandis que les rivages célébrés par Thomas Cook vous absorbent, votre montre s’évanouit, votre portefeuille se volatilise, le contenu de votre gousset se transforme en fumée et parfois soi-même on s’envole car depuis quelques semaines ces jouets explosifs font fureur. Les bonzes les dissimulent dans leur robe jaune à grands plis, les déposent à l’hypocrite dans le filet à bagages et descendent à l’arrêt suivant, l’air confit en méditations, juste avant l’apothéose.

Lorsqu’on arrive avec le bus suivant sur le lieu d’une de ces fêtes pyrotechniques, il faut voir alors les valises aux tons d’ice-cream et les parapluies à bec semés à la ronde, parfois même accrochés aux palmiers, les grands peignes à chignon soufflés bien loin des têtes qui n’en auront plus l’usage, et les blessés en sarong carmin, violet, cinabre, merveilleuses couleurs pour descente de croix, alignés au bord de la route étincelante de verre pilé où deux flics les comptent et les recomptent en roulant des prunelles. Au milieu de la chaussée, une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée, les branches en l’air, l’air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d’un nez envolé le Diable sait où.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 50-51.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
rendre

S’éloigner d’elle dans l’espace est surtout un moyen de s’éloigner d’elle dans le temps, dans mon temps à moi, et il s’agit de faire rendre à cet espace un maximum de temps.

Valery Larbaud, « Mon plus secret conseil... », Œuvres, Gallimard, p. 664.

David Farreny, 2 nov. 2009
pivot

Selon la traduction de l’Odyssée proposée par Victor Bérard, Homère évoque avec la même régularité « l’aurore aux doigts de rose » et les « vagues vineuses ». La qualification retenue pour la mer rappelle la couleur des vagues où le mauve se mêle au violacé, suivant l’inclinaison du plateau marin, et l’état du ciel. Également, l’enivrement que procure le battement obstiné de la mer contre les rivages, sans le déroulement honorable que serait l’engloutissement du globe. Pour peu que le vent se lève et que la mer devienne houleuse, celui qui navigue est saisi, parfois même jusqu’à en avoir un haut-le-cœur, par l’instabilité du pont ; il suffit même de contempler, depuis le haut d’une falaise, le flux et le reflux, pour percevoir dans son corps, jusqu’à la nausée, la fragilité du sol. Et dans sa conscience, la certitude affligeante que, de ce monde, la créature humaine n’est pas le pivot.

De toute sa hauteur, chacun mesure le sol.

Jean Roudaut, « Ce qu’il reste des livres », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 202.

David Farreny, 10 nov. 2009
sac

On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.

Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.

Élisabeth Mazeron, 18 juin 2010
scissiparité

Quand je repense à cette dizaine de mois pendant lesquels j’ai correspondu avec vous, moi qui ne vivais plus depuis près de dix ans, cette expression s’est imposée grâce à vous, j’ai eu accès à une forme de vie.

Ces mots évoquent en principe l’existence élémentaire des amibes et des protozoaires. Pour la plupart des gens, il n’y a là qu’un grouillement un peu dégoûtant. Pour moi qui ai connu le néant, c’est déjà de la vie et cela m’impose le respect. J’ai aimé cette forme de vie et j’en ai la nostalgie. L’échange des lettres fonctionnait comme une scissiparité : je vous envoyais une infime particule d’existence, votre lecture la doublait, votre réponse la multipliait, et ainsi de suite. Grâce à vous, mon néant se peuplait d’un petit bouillon de culture. Je marinais dans un jus de mots partagés. Il y a une jouissance que rien n’égale : l’illusion d’avoir du sens. Que cette signification naisse du mensonge n’enlève rien à cette volupté.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, pp. 156-157.

Élisabeth Mazeron, 27 sept. 2010
carénée

Il y aurait donc un hangar pour les troncs, un autre pour les pierres, un troisième, peut-être, pour les créatures les plus remarquables que, l’expérience aidant, je ne manquerais pas de tirer de l’eau ou des bois, carpes centenaires, grosses truites dont je me flattais de surprendre la méfiance légendaire, brochets géants à la gueule dentue, carénée, qu’on hale sur la berge, au plus froid de l’hiver, que je comptais naturaliser, comme les sangliers qui viennent herser les champs de maïs et de pommes de terre, la nuit, les renards, les fouines, certains oiseaux richement colorés, des serpents. Ces anticipations n’ont jamais pris corps mais elles m’ont aidé à supporter la fadeur et la contrariété, l’incertitude de cette époque.

Je ne saurai jamais le goût de la vie maniaque, pétaradante, sous la casquette à pont, dont les contours étaient déjà nettement tracés lorsque, pour mon malheur, je suis tombé amoureux.

Pierre Bergounioux, Trois années, Fata Morgana, p. 32.

David Farreny, 24 sept. 2011
aurais

Ce qui me chagrine le plus, finalement, c’est d’être rejeté par la civilisation. Il me faudra encore du temps pour en être bien certain, car les chocs émotionnels que l’on reçoit ne peuvent s’analyser immédiatement, mais je pense avoir été moins amoureux de la femme que de la civilisation qu’elle représente. Je me sens rejeté par la civilisation, alors que j’estime avoir le droit et les capacités d’en faire partie. C’est humiliant. J’aurais tant aimé connaître l’éducation, l’art, le confort et les conversations subtiles des aurivergistes. Les gens de ma famille, sans être comparables à des barbares, restaient des brutes, des incultes. Et c’est trop tard. Demain, je rentre chez moi.

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 105.

Cécile Carret, 9 mars 2012
aboli

Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.

David Farreny, 9 déc. 2014

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