forme

Une femme qui m’avait occupé l’esprit et le cœur, sans cesse, et qu’il me suffisait de voir ou d’évoquer pour me dire que la vie avait une forme.

Christian Oster, Une femme de ménage, Minuit, p. 8.

David Farreny, 21 mars 2002
grand

Je me suis levé de grand matin, comme à la pire époque.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 263.

David Farreny, 21 mars 2002
prémonition

Qu’est-ce que le passé, sinon une intense prémonition de l’inévitable ?

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 207.

David Farreny, 23 mars 2002
peur

Au sommet du col, entre quelques maisons de bois délabrées, une trentaine de villageois dansaient dans la boue au son d’une musique aigrelette. Ils tournaient lentement sous la pluie qui noyait ces collines touffues, se tenant par le coude ou par la manche de leurs vieux vestons noirs rapiécés à la ficelle. Leurs pieds étaient entourés d’emplâtres de jute ou de chiffons. Nez crochus, méplats bleus de barbe, visages de tueurs. Le gros tambour et la clarinette ne se pressaient pas mais ne marquaient aucune pause. Une sorte de pression montait. Personne ne disait mot et j’aurais bien préféré qu’ils parlent ; la controverse, même irritée, m’apparaissait soudain comme la plus paisible des occupations. J’avais l’impression déplaisante qu’on chargeait méthodiquement un fusil par la gueule. Le village rival, s’il existait quelque part dans cette jungle brumeuse, ferait bien de ne dormir que d’un œil.

La musique elle aussi n’était que menaces et coups de fléau. Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur. Personne n’avait répondu à notre salut ; on nous ignorait complètement. J’avais l’enregistreur sur l’épaule mais cette fois-ci je n’osai pas m’en servir. Au bout d’une heure, nous sommes redescendus vers le brouillard qui couvrait la mer Noire.

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.

On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère ; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le cœur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela ; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent rapidement au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 106.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
trop

Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
oreilles

Un signe de vieillissement que je remarque depuis assez longtemps : mes oreilles s’agrandissent. L’homme montre, en prenant de l’âge qu’il n’est qu’un âne.

Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 1er février », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 81.

Élisabeth Mazeron, 20 juin 2009
lambeaux

La solitude m’était déjà nécessaire. Je recherchais la société des arbres car ils n’ont pas besoin de notre assentiment pour être des arbres, ni, nous, de leur donner quelque chose qu’ils nous rendront en lambeaux, tout brûlé.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2010
inculture

Ils sont trop puissants, ils sont trop nombreux, ils sont trop sûrs d’avoir raison. Peut-être ont-ils trop raison, même. Pourquoi se gâcher la vie éternellement à lutter contre une emprise dont on voit bien qu’elle est désormais à peu près totale, qu’elle a tous les pouvoirs de son côté, que non seulement elle s’est arrogé le monopole de la morale, mais qu’elle se le voit universellement reconnu, ou peu s’en faut ? Je n’éprouve pas de plaisir à incarner éternellement le méchant, le salaud, le besogneux ennemi public. Très tôt s’est abattue sur moi la malédiction de ne croire à peu près rien de ce qu’il faut croire pour vivre heureux et tranquille dans la société de mon temps. Je ne puis pas changer mes convictions. Mais je puis d’autant mieux les taire que je les ai déjà beaucoup exprimées, même si elles n’ont pas rencontré beaucoup d’écho. […]

J’en suis arrivé à la conclusion que le multiculturalisme impliquait la grande déculturation, soit qu’il l’entraîne, soit qu’il ne puisse fleurir que sur elle. Il l’exige et il l’impose. La culture c’est d’abord (ne serait-ce que chronologiquement) la voix des ancêtres. Or le multiculturalisme ne veut pas d’ancêtres, et le nivellement social non plus : les ancêtres sont un privilège, les ancêtres sont une vanité, les ancêtres sont un instrument de ségrégation sociale, les ancêtres, en société pluriethnique et multiculturelle, sont une perpétuelle source de conflits possibles. Le multiculturalisme est une inculture. Il l’est nécessairement, car il rabat tout sur le présent, tandis que la culture est le relief du temps, un jeu, une distance, une ironie à l’endroit de ce qui survient, le sourire aristocratique des morts.

Renaud Camus, « dimanche 9 novembre 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 374-375.

David Farreny, 23 juin 2010
entrepreneurs

Ensuite, nous avons conversé plutôt librement, eux et moi, et en fait c’étaient des entrepreneurs, un couple d’entrepreneurs. Ils travaillaient dans le plomb. À les entendre, plus personne ne voulait de plomb, avec les nouvelles normes, et pourtant, m’a dit l’homme, qui allait nettement mieux, il en faut bien, du plomb, non ? J’ai dit si, en cherchant dans ma tête qui pouvait bien avoir besoin de plomb, aujourd’hui, à part les chasseurs, puis l’homme a dit que ce n’était pas si grave, en fait, que depuis quelques temps ils s’étaient spécialisés dans la fabrication de baguettes profilées à destination des verriers, pour les vitraux d’église.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 31.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
alevins

Le représentant, un faux jovial à beaux traits de retable. S’excuse d’avance : « Y’aura peu de monde, c’est Pâques, la rentrée des classes. » Je ne lui en demandais pas tant. Malgré quoi les gosses remplissent la salle. Garçons de la Sainte-Trinité, filles de l’Annonciation, et tous les branleurs de la communale. Un parterre d’alevins frétillants qui ne tiennent pas en place.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 58.

Cécile Carret, 18 juin 2012
bascule

J’ai toujours eu cette fantaisie de vouloir descendre à pied de la gare un jour, plus tard.

À l’époque, à Blois, ça ne se faisait pas. C’était un truc de pauvre, de désargenté, de moins que rien, disons. Seuls les misérables, les Fous oubliés par la Chauffe, descendaient à pied de la gare. C’était une indignité.

Pourtant, ça me plaisait beaucoup, ce trajet vers le centre-ville. C’est une longue et vraie descente, avec un sentiment physique ; une bascule quasiment ; ça me faisait penser au monde qui pencherait, plat, comme dans l’idée des Anciens, où on pouvait atteindre le rebord et dont on pouvait tomber.

La bascule perpétuelle de la ville vers son centre, comme la fourmi au bord du cône du fourmilion.

[…]

À l’inverse, la montée vers la gare – chargée du même opprobre – est assez pénible, peut-être même une épreuve. Comme toutes les montées, évidemment, mais celle-ci particulièrement.

Comme un certain calvaire. Et moins joli, au fond – ce qui est explicable – bien qu’on y passât dans l’inverse des mêmes beautés ; sans doute quelque chose de subtilement décalé dans la vision.

La fermeture, la clôture de l’horizon, dans la montée que l’on faisait plutôt à droite tandis qu’on descendait à gauche. Le repliement, le feuilletage différent des perspectives. La pente ardue qui tire sur les mollets.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 132.

Cécile Carret, 30 sept. 2013
rose

Au milieu de l’immense rose

Que revêt pour mourir l’automne venaissin.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 77.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013

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