pencher

Nous sommes juste au-dessus des Fenestrelles. Mieux vaut bien sûr ne pas trop se pencher. Pericoloso sporgersi. Curieux que personne n’ait dit cela en mourant.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 232.

David Farreny, 2 mars 2006
conversation

Mme d’Heudicourt, observe Saint-Simon, n’avait de sa vie dit du bien de personne qu’avec « quelques mais accablants ».

Merveilleuse définition, non pas de la médisance, mais de la conversation en général.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 132.

David Farreny, 13 oct. 2006
dilapidons

Asthénie profonde, noire, qui engendre des pensées désespérantes et que je m’explique mal. Nous sommes rentrés depuis une semaine. Je dors convenablement, ne souffre de rien, à ma connaissance. Et je sens, au réveil, que la nuit ne m’a pas livré l’habituel contingent de forces neuves qu’on trouve au seuil de la journée. Il faut en être privé pour découvrir que c’était, là encore, un des bienfaits sans nombre qui nous furent prodigués. La lucidité qui vient, avec l’âge, n’est jamais que le revers des pertes successives. Proust a dit ça : « Nos idées sont le succédané de nos chagrins. » C’est le déclin, la mort qui s’apprête, chaque jour, qui nous révèlent, après coup, l’étendue des richesses, la surabondance de biens qui nous sont alloués, à l’origine, et que nous dilapidons gaiement.

Pierre Bergounioux, « lundi 8 août 1994 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 459.

David Farreny, 12 déc. 2007
discord

Comme une cloche sonnant un malheur, une note, une note n’écoutant qu’elle-même, une note à travers tout, une note basse comme un coup de pied dans le ventre, une note âgée, une note comme une minute qui aurait à percer un siècle, une note tenue à travers le discord des voix, une note comme un avertissement de mort, une note, cette heure durant

m’avertit.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 334.

David Farreny, 3 mars 2008
contrariété

On vient au monde avec une prémonition, non pas, bien sûr, de sa teneur mais de son principe, de ce qu’une chose doit être. On s’attend à ce qu’elle ne se trouve pas au même endroit qu’une autre au même moment et que chaque moment vienne à son heure — le soir le soir, mai en mai — et pas n’importe quand, pêle-mêle. C’est sans doute qu’on n’est pas les premiers. D’autres ont tenté, avant nous, l’aventure et comme, au début, on n’est rien qu’eux, on a le pressentiment ou le ressouvenir de la distinction qui fait qu’une pierre n’est pas un poisson, l’eau, qu’il habite, au bas du paysage, le ciel par-dessus, etc. Mais quand la vie est prise dans des plis, que la terre, en se fronçant, a rapproché les contraires et souvent les confond, il n’y a guère qu’un mot pour contenir l’expérience du paysage : c’est la contrariété.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 19.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
remorqueur

il y aura une fois

une chair qui se dénouera

sans cris ni larmes

cela aura lieu quelque part

Entre deux cailloux secs

Entre l’écorce et l’arbre

Au premier chant des bielles

À l’instant de la dernière cigarette

Il y aura une fois

deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale

vers le grand collecteur

Il y aura une fois l’instant fatal

où je devinerai enfin ce visage réel

si longtemps masqué

par le vol futile de deux ramiers

la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.

David Farreny, 30 déc. 2008
inertie

Du temps passait. Le froid me rentrait dans le corps. Les hautes murailles resserrées accablaient. J’éprouvais la contrariété qu’il y a à rester au contact d’une colère, serait-elle celle de l’eau, des fourrés. Je reconnaissais, intact, inentamé le déplaisir que j’avais fui, les yeux ouverts, dans la nuit. Il ne m’est pas venu à l’esprit, n’ayant pas eu le temps, qu’on ne vient pas à bout en l’espace d’un moment de l’ombre accumulée depuis le fond des âges, qu’il faut du temps. C’est comme de tailler à coups de pic la corniche aventurée à flanc de gorge, de percer le tunnel à travers le banc rocheux. Une chose est de vouloir se frayer un passage, autre chose d’attaquer la paroi, de réduire pied à pied l’épaisseur, la résistance du rocher. C’est la même écrasante inertie, la même noirceur que les mêmes choses nous opposent sous les deux espèces où elles sont, pour nous, en tant que telles et puis hors d’elles-mêmes, fort au-delà de leur strict contour, à l’intérieur de nos pensées et jusque dans nos cœurs.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 76.

Élisabeth Mazeron, 25 mai 2010
consentant

À une table sortie

sur le trottoir par le beau temps

tardif d’un midi d’octobre

déguster une souris d’agneau

consentant à sa chair moelleuse

tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée

à la table voisine

Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges

absents qui entre deux bouchées

rident l’air rayonnant

(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre

derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)

D’avance jubilant de pouvoir demain au retour

à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir

inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »

Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.

David Farreny, 8 juin 2010
discordance

À aucune autre époque l’opposition ou la simple objection à l’idéologie dominante n’a été à ce point niée. Jadis le pouvoir idéologique en place combattait ses adversaires, et rudement, bien entendu ; mais il ne les réduisait pas à la non-existence. Parmi nous, tout ce qui ne témoigne pas sa soumission à la pensée régnante est frappé d’invisibilité : vous pouvez marcher dans la rue, vous pouvez mener une vie à peu près normale, vous pouvez même publier des livres, eux et vous êtes totalement transparents — c’est comme si vous n’existiez pas.

Dans les mythes traditionnels et dans leurs adaptations modernes, l’invisibilité est en général envisagée positivement. Elle est un don précieux. On envisage moins qu’elle puisse être une malédiction, ce qui est pourtant bel et bien le cas. J’ai déjà parlé de mon remords à propos d’un jeu idiot auquel je m’étais livré avec un ou deux enfants que je prétendais ne pas voir et ne pas entendre, et chercher partout alors que nous étions dans la même pièce : au bout de deux ou trois minutes, ils étaient en larmes et hurlaient.

Arnaud “C’est-vrai-que” Laporte et ses affidés, qui présentent à midi l’émission “Tout arrive”, exposent les principes de fonctionnement du système d’inclusion et d’exclusion avec une candeur charmante et, je crois, sans précédent. De presque tous leurs invités ils disent, et surtout Laporte lui-même, quotidiennement, qu’ils « les aiment beaucoup », qu’« on les aime beaucoup », que « ça faisait longtemps qu’on voulait les recevoir parce qu’on les aime beaucoup », que « c’est vrai qu’on trouvait que ça faisait vraiment longtemps qu’on les avait pas reçus, parce que c’est vrai qu’on les adore ». Très ouvertement, très officiellement, en s’en targuant, ils invitent et réinvitent indéfiniment ceux qu’« ils aiment beaucoup ». L’idée qu’ils puissent ou même qu’ils doivent inviter ceux qu’« ils n’aiment pas beaucoup » (c’est-à-dire qui ne penseraient pas exactement comme eux) ne les effleure pas une seconde. Ils ne sont pas là pour ça. Ce n’est pas leur métier.

Aucune époque n’a résolu avec autant de simplicité, d’élégance et surtout de bonne conscience le problème éternel de la discordance. Quelle discordance ? Je pense à mes chiens Horla et Hapax qui chacun, lorsqu’il trouvait que l’autre recevait ou risquait de recevoir trop d’attention, s’asseyait sur lui.

Renaud Camus, « mardi 29 avril 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 169-170.

David Farreny, 16 juin 2010
patata

À la télé, un documentaire animalier : des cygnes glissent sur un lac scandinave. Lubin n’écoute pas mais, s’il prêtait attention, il se rendrait compte que, loin d’être un programme animalier, l’émission est un cours de philosophie sur les erreurs logiques. « Par exemple, explique une philosophe danoise dont la coiffure rappelle celle de Marge Simpson, observant tous ces cygnes blancs, le cerveau s’enclenchera et commencera à induire la règle générale : Tout cygne est blanc ; or soudain arrive un cygne noir, ça alors, on comprend que notre jugement est faillible, et patati et patata », c’est bizarre, la voix rappelle aussi Marge Simpson. Lubin va baisser le son et ne garde que les images où les animaux évoluent silencieusement comme des fantômes flottants ; après les cygnes, on voit des dindes qui, nourries par des agriculteurs, en déduisent que l’humanité est constituée de sympathiques dames de la cantine, à nouveau erreur […].

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 35.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
autrui

C’est incontestable, on a parfois besoin d’autrui. Je n’aurais jamais réussi à m’ennuyer comme ça tout seul.

Éric Chevillard, « mardi 21 mai 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 21 mai 2013
covalentes

Drôle de destin, que d’être fait d’atomes s’enchaînant les uns aux autres par des liaisons covalentes ! On est comme qui dirait un « composé organique ». Comme tel, on n’a pas d’avenir. On se sent, tel le dronte, promis à l’extinction. Il aurait mieux valu être une pierre dure rotacée, on n’aurait pas eu tous ces soucis.

Olivier Pivert, « Nostalgie de l'inorganique », Encyclopédie du Rien. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

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