raison

L’absence de société des lettrés allemands, leur vie retirée et inlassablement studieuse, leur vie de cabinet, ne rendent pas seulement leurs opinions et leurs pensées indépendantes des hommes (ou des opinions d’autrui), mais des choses mêmes. C’est ainsi que leurs théories, leurs systèmes, leurs philosophies (à quelque genre qu’ils appartiennent : politique, littéraire, métaphysique, moral et même physique) sont pour la plupart des poèmes de la raison.

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.

David Farreny, 23 mars 2002
bataille

La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
don

Le don de soi est le secret pour traverser l’affolant.

Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 420.

David Farreny, 8 déc. 2005
besoin

Du temps passe, du temps que je ne remarque guère, dans la lourdeur… puis subitement, dans ce vague, je perçois une annonce perçante « bras droit ». Signal clair, sur quoi on ne peut se méprendre. Il me faut y aller voir. Je me redresse pour inspection. Un os, un os hors de son trajet, comme à l’aventure paraît vouloir sortir du bras, poussant en biais vers où il n’a que faire et que ma peau tendue retient. Mauvais ! Le pied droit enflé comme une dame-jeanne. Mauvais aussi ! Cela ne saurait s’arranger tout seul, ni par moi au pauvre savoir. On va avoir besoin d’autrui. Désagréable. Désagréable. Fin de l’espoir.

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 858.

David Farreny, 5 juil. 2006
vieillesse

Voici que le soir tombe. J’ai déjà vu tomber ce soir-là quelque part, ou un soir qui lui ressemblait beaucoup ; était-ce à Prague ou à Eupatoria ?

On prépare un bain pour moi. Le bruit de l’eau chaude tombant dans la baignoire, la vapeur qui se répand font toujours passer en moi des images voluptueuses.

J’ai pris mon bain, et j’achève de dîner. Les plats étaient beaux à voir, avec leurs hautes cuirasses d’argent. Je suis content du maître d’hôtel.

Je ne sortirai pas, ce soir. Dehors, les réverbères sont déjà allumés. Je reconnais cette clarté du gaz italien dans la limpidité de la nuit italienne. Rien ne change, et la vieillesse du monde grandit sur moi.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 87.

David Farreny, 24 avr. 2007
tremblé

Je viens à bout du chapitre huit au prix d’une page et couvre à peu de chose près la première du suivant. L’approche de la fin me remplit d’une impatience funeste. Je choisirais très volontiers la ligne droite et le terrain plat, m’en tiendrais à la trame, prendrais la corde si j’écoutais le gros paresseux qui ne dort que d’un œil, dans son coin. Il faut me reprendre fermement en main pour chercher la juste couleur des choses, leur coefficient d’adversité, leur tremblé quand on est aux prises avec elles et qu’elles pourraient bien l’emporter. C’est de tout cela que le paresseux, le sagouin, l’éternel enfant ferait litière pour s’épargner la peine de vivre.

Pierre Bergounioux, « mercredi 14 octobre 1987 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 639-640.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
excellent

Soleil à 9 h du soir, qui devient chaud vers 10 h. Ces crépuscules interminables comme on en voit d’avion, l’été, en allant en Amérique. La marée basse, les longues laisses noires des récifs noircis par le varech humide, qui n’ont jamais le temps de sécher, entre deux marées. Les bateaux échoués, qui dorment sur le côté, leur mât qui se relève du sable, avec le flot ; les caps, nez allongé comme crocodiles en sommeil, des îles apparaissent, insoupçonnées. À 10 h, un soleil rouge comme bombe atomique descend dans une eau calme d’étang ; où la marée va-t-elle trouver la force de se gonfler de 7 mètres de haut ; elle s’arrête au même endroit, excellent, au bord du sable chaud et blanc.

Paul Morand, « 22 juin 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 555.

David Farreny, 6 sept. 2010
confusion

Je ne savais plus si j’étais Will Scheidmann ou Maria Clementi, je disais je au hasard, j’ignorais qui parlait en moi et quelles intelligences m’avaient conçue ou m’examinaient. Je ne savais pas si j’étais mort ou si j’étais morte ou si j’allais mourir. Je pensais à tous les animaux décédés avant moi et aux humains disparus et je me demandais devant qui je pourrais un jour réciter Des anges mineurs. Pour ajouter à la confusion, je ne voyais pas ce qui s’ouvrirait derrière le titre : un romånce étrange ou simplement une liasse de quarante-neuf narrats étranges.

Et soudain, j’étais comme les vieilles, ahurie par l’interminable. Je ne savais pas comment mourir et, au lieu de parler, je bougeais les doigts dans les ténèbres. Je n’entendais plus rien. Et j’écoutais.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 201.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
non

Tout a été soumis à l’Angkar, organisation mystérieuse et omnipotente : la vie sociale, la loi, la vie intellectuelle, la sphère familiale, la vie amoureuse et amicale. Je ne connais pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue : « Il n’y a plus de ventes, plus d’échanges, plus de plaintes, plus de jérémiades, plus de vol ni de pillage, plus de propriété intellectuelle. » Je ne connais pas le nom de ce régime politique – le mot régime lui-même ne convenant pas. C’est un état de « non habeas corpus ». Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je suis sans liberté, sans pensée, sans origine, sans patrimoine, sans droits : je n’ai plus de corps. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 88.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
voyelles

Eesti a la grâce de sa double voyelle e, à mes yeux d’une blancheur quasi transparente, légèrement rehaussée par l’or pâle du s et du t, qui se prononcent doucement, comme dans l’ancien verbe français estre.

« Estes-vous estonienne ? » ai-je envie de demander à la première jeune fille blonde que je croiserai (mais on me rétorquera que je parle encore comme le père Ubu, lequel guette tout écrivain qui se prend trop au sérieux…).

Le redoublement des voyelles estoniennes, notamment dans les prénoms féminins, Jaanika, Triin, Tuuli, Kristiina, comme une promesse de bonheur sensuel, de vie heureuse, même.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 4 sept. 2012
afflux

Car il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, et ce fut tel sourire en moi de lui garder ma prévenance : tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème, comme d’un lait de madrépore ; à son afflux, docile, comme à la quête de minuit, dans un soulèvement très lent des grandes eaux du songe, quand les pulsations du large tirent avec douceur sur les aussières et sur les câbles.

Saint-John Perse, « Amers », Œuvres complètes, Gallimard, p. 263.

Guillaume Colnot, 3 avr. 2013
écarteler

Encore une morne journée dont on ne saura rien faire que s’écarteler entre la nostalgie et l’ambition.

Éric Chevillard, « mercredi 11 janvier 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
prophéties

Il tient pour lui que toute jouissance éprouvée en ce présent frelaté reste bien inférieure aux voluptés dont le régalera, Dieu sait quand, son utopie. En doute-t-on ouvertement, que l’on se voit aussitôt désigné à la vindicte des mal lotis. Rien ne le fait tant pester qu’on sourie de ses sermons et prophéties, montrant combien son désir de certitude trahit un désir de servitude. Ce n’est donc pas l’adversaire de ses opinions qu’il traitera en ennemi, mais, à juste titre d’ailleurs, le sceptique. Alors qu’il espérera persuader le premier, il sait qu’il ne pourra ébranler l’indifférence du second.

Frédéric Schiffter, « 3 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
ajourne

Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.

Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer