amants

Nous étions les meilleurs amis du monde, comme nous devisions tranquillement, après dîner, le long des ruelles coites. Cependant je m’en tiens à mon sentiment de toujours : pour courir le monde à vos côtés, aux miens, mieux valent les amants. Car si la ville est belle, le village avenant, le soir lyrique, que souhaiterait-on sinon mettre sa main sur une épaule, et rentrer doucement vers les chambres, vers la chambre, vers le lit, pour que le genou trouve l’appui d’une cuisse, la bouche le sommeil d’une nuque, la main l’amitié d’une hanche ? Mais que dis-je, l’amitié ? L’amitié nous l’avons. Il y a seulement qu’en voyage, et par comparaison, c’est un sentiment un peu fade, à mon avis…

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 262.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
résistance

Or rien de tout cela, j’en suis maintenant persuadé, n’est l’effet d’accidents, de malveillance ou de malchances ponctuelles. Non, c’est écrit. C’est écrit dans mon tempérament, dans ce qui fait mes rapports avec la réalité, dans les limites de mes talents ; comme sont écrites aussi, heureusement, une curieuse obstination, qui fait mon infortune, sans doute, mais qui fait aussi ma résistance à ses piques : une inlassable curiosité du monde ; une splendide obsession sexuelle ; et une paradoxale joie de vivre.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 351.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
orientation

Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.

David Farreny, 7 août 2006
ressuscités

Il était étrange de penser qu’avec les DVD et autres supports les générations suivantes connaîtraient tout de notre vie quotidienne la plus intime, nos gestes, la façon de manger, de parler et de faire l’amour, les meubles et les sous-vêtements. L’obscurité de siècles précédents, peu à peu repoussée de l’appareil sur trépied chez le photographe à la caméra numérique dans la chambre à coucher, allait disparaître pour toujours. Nous étions à l’avance ressuscités.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 224.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
déjà

En un sens, on conçoit fort bien que notre passé ne nous apparaisse point comme limité par un trait net et sans bavures — ce qui se produirait si la conscience pouvait jaillir dans le monde avant d’avoir un passé — mais qu’il se perde, au contraire, dans un obscurcissement progressif, jusqu’en des ténèbres qui pourtant sont encore nous-mêmes ; on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier ni comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance, dans la mesure où je peux m’inquiéter de savoir comment c’est d’un tel embryon que je suis né ; et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née.

Jean-Paul Sartre, « Ontologie de la temporalité », L’être et le néant, Gallimard, p. 178.

David Farreny, 20 oct. 2008
éclat

Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
attirer

Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus maintenant se passer, lui dit :

« Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne. — Je ne veux pas émigrer, dit K. Je suis venu ici pour y rester. J’y resterai. » Et par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? »

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 631-632.

David Farreny, 22 oct. 2011
compassion

Suite de ma note d’hier. Il s’agit au fond toujours du principe selon lequel il est bon de penser aux autres et vivre pour eux. Incompréhensible, dit Nietzsche, pour les représentants de la moralité antique (Épictète), luttant toute leur vie contre la compassion et pour eux-mêmes, et qui penseraient sans doute que c’est parce que nous nous trouvons pour nous-mêmes épouvantablement ennuyeux, que nous pensons aux autres plutôt qu’à nous.

Philippe Muray, « 26 août 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, pp. 152-153.

David Farreny, 10 mars 2016

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