demeure

C’était le contraire d’un voyage. Plutôt que moyen de transport, le bateau nous semblait demeure et foyer, à la porte duquel le plateau tournant du monde eût arrêté chaque jour un décor nouveau.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 66.

David Farreny, 29 nov. 2003
garde

Si l’on n’y prend garde, on n’aura pas été de son temps. On sera resté en-deçà de soi-même, étranger à sa possibilité présente. On aura vécu au passé.

Pierre Bergounioux, Le fleuve des âges, Fata Morgana, p. 9.

David Farreny, 24 nov. 2005
au-delà

Là-dessus, le Père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis.

Alfred Jarry, « lettre à Rachilde (28 mai 1906) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 617.

Guillaume Colnot, 28 janv. 2006
fer

Or, une chose se ramène, pour l’essentiel, aux rapports qu’elle soutient avec les autres. C’est l’alternative qui nous accable ou nous réjouit, l’absence d’un terme dont on a connaissance qui nous rend gai, s’il est mauvais, et, dans le cas contraire, nous désole. Le paysage corrézien, vers 1960, perpétuait celui de la France d’Ancien Régime, à quelques inclusions près, en petit nombre et dûment circonscrites, de la réalité extérieure ou de l’âge ultérieur qui, pour le coup, se confondaient. Elles avaient, pour substance et principe, le fer.

C’étaient les rubans parallèles, luisants, jetés à travers les creux et les crêtes, les tourbières, les broussailles, et je me rappellerai toujours mes attentes anxieuses, incrédules, sous des aubettes en fibrociment plantées dans la solitude, près du ballast. Jamais un train ne desservirait ce désert. C’était ajouter à la cruauté de notre relégation, que de nous laisser croire que ces rails allaient conduire jusqu’à nous la jolie Micheline bicolore, crème et rouge cerise, ou la locomotive noire au souffle belliqueux, taurin, suivie de deux ou trois wagons vert bouteille. Le silence était si grand qu’il en devenait audible. C’est lorsqu’on avait perdu espoir, consenti à rester immobile, oublié, que la respiration détonante de la machine à vapeur ou le barrit un peu moqueur de l’autorail s’éveillait au loin, balayait la mélancolie consubstantielle au lieu, à l’heure morte dont il était la demeure.

Pierre Bergounioux, Sidérothérapie, Tarabuste, pp. 28-33.

David Farreny, 2 juin 2008
pouvoir

Mais plus que tout il voulait que son père lui pardonne. Pardonne-moi ! avait-il envie de lui dire. Te pardonner ? Grands dieux, qu’y a-t-il à pardonner ? Sur quoi, s’il arrivait à en trouver le courage, il ferait enfin des aveux complets : Pardonne-moi d’avoir méchamment, avec préméditation, rayé ton disque de la Tebaldi. Et pour bien d’autres choses encore, tant de choses qu’il me faudrait toute la journée pour les énumérer. Pour d’innombrables mesquineries. Pour le cœur mesquin qui a conçu ces méchancetés. En somme, pour tout ce que j’ai fait depuis le jour où je suis né, si bien que j’ai réussi à faire de ta vie un supplice.

Mais non, aucun indice, pas le moindre, que, durant ses absences, la voix de la Tebaldi, libérée, avait pris son envol. On aurait dit que la Tebaldi avait perdu son charme, ou bien que son père se livrait à un horrible petit jeu. Ma vie, un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser que ma vie a été un supplice ? Qu’est-ce qui te donne à penser qu’il était en ton pouvoir de faire de ma vie un supplice ?

John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 299.

David Farreny, 8 janv. 2011
engendrement

À la lumière, par conséquent, fait défaut l’unité concrète avec soi que la conscience de soi possède en tant que point infini de l’être-pour-soi ; et c’est pourquoi la lumière est seulement une manifestation de la nature, non pas de l’esprit. C’est pourquoi, deuxièmement, cette manifestation abstraite est en même temps spatiale, absolue expansion de l’espace, et non pas la reprise de cette expansion dans le point d’unité de la subjectivité infinie. La lumière est dispersion spatiale infinie, ou, bien plutôt, infini engendrement de l’espace.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 394.

David Farreny, 28 fév. 2011
lieu

Lorsque, quelques semaines plus tard, près de Waterbury, Connecticut, je me suis retrouvée seule dans une chambre au design de motel des années 1960 miraculeusement préservé […] je me suis rappelé que c’est dans les chambres étrangères que nous pouvons saisir la sensation la plus juste parce que la plus égarée de notre existence, non pas dans la chambre familière, celle à laquelle j’aspirais à chaque instant de mon voyage – m’y retrouver enfin, m’y couler – mais dans l’espace toujours réfractaire d’un lieu désaffecté qu’on ne parviendra pas à soumettre. Qu’est-ce que je venais faire ici ?

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 53.

Cécile Carret, 16 mars 2012
imperméables

Ils étaient liés par cette morne parenté des pauvres, pour qui les liens de sang ne signifient que fort peu : n’ayant pas de souvenirs agréables en commun, ils se contentent de vivre côte à côte, sans cesser de travailler, repliés sur soi, imperméables, à des années-lumière les uns des autres.

Dezsö Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, p. 91.

Cécile Carret, 4 août 2012
moins

Le premier qui fait halte dans un lieu commode et abrité contre le vent, pose la base de l’édifice ; un autre arrive qui continue l’œuvre de son prédécesseur ; puis un troisième travaille sur le même plan, et chaque paysan qui vient là passer une nuit croit devoir payer à ceux qui l’ont précédé, à ceux qui le suivront, le tribut d’une heure de travail. Le monument se trouve ainsi achevé. Les Islandais qui voyagent savent où il faut le chercher ; ils se dirigent là le soir avec leurs chevaux et s’endorment entre ces quatre murs. C’est la tente du désert, c’est le caravansérail des montagnes du Nord. Quelquefois, après avoir traversé pendant plusieurs heures ce sol fangeux et mouvant des marais, ou cette terre calcinée des collines, on est surpris d’apercevoir tout à coup un espace de verdure et un toit de gazon d’où s’échappe un nuage de fumée. C’est une ferme, un bœr. C’est là que demeure la famille du paysan, isolée du monde entier, visitée parfois, dans les beaux jours, par quelques voyageurs, et abandonnée l’hiver à elle-même. Cinq ou six bœr comme celui-là, disséminés à travers les campagnes, composent une commune ayant son maire et son pasteur ; en cherchant plus loin, on trouverait une cabane en terre avec une croix au-dessus : c’est l’église. Puis, il faut dire adieu à ces pauvres oasis, et continuer sa route le long de ces montagnes dont les cimes échevelées attestent encore l’éruption violente qui les a brisées. La plupart des volcans qui ont été enflammés autrefois sont maintenant éteints ; quelques-uns le sont depuis si longtemps, qu’on n’a même pas gardé le souvenir de leurs dernières éruptions. Mais on marche encore sur des bassins que l’on dirait éteints de la veille, sur une cendre épaisse, sur une terre rouge qui ressemble aux débris d’un four à chaux. Au haut d’un de ces cratères, j’ai trouvé l’arabis toute seule, élevant sa tige fragile et ses blanches corolles sur cette terre nue et calcinée. La dernière rose de Thomas Moore était moins isolée ; la pauvre marguerite de Robert Burns, moins à plaindre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
s’efforçant

Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.

(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)

(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)

Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 24 sept. 2013

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