Il ne concevait pas qu’on puisse étudier autrement qu’à l’étroit, abrité de la respiration énorme de l’espace par des épaisseurs successives de murs, protégé non seulement par le toit des rêves qui agitent sans discontinuer le ciel, mais par un solide glacis de pavés de l’humide et sourde suggestion de la terre.
Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 37.
La mort est le repos, mais la pensée de la mort trouble tout repos.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 128.
Et moi faut-il que je m’obstine, en tâcheron consciencieux du désastre, à relever encore mot à mot ce néant ? Il n’a d’autre recommandation à la phrase que d’être la vérité.
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Depuis le temps qu’il le cultive, c’est un sujet qu’il pourrait traiter les yeux fermés, la tête en bas, et en commençant par la fin. Sa propre dextérité, en la matière, l’agace un peu, même. Elle lui donne parfois, paradoxalement, le sentiment d’être un imposteur. Non pas un imposteur par défaut : un imposteur par excès.
Renaud Camus, Voyageur en automne, P.O.L., p. 14.
Celui qui a cru être ne fut qu’une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1064.
Nulle différence entre l’être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 24.
Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis
de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :
la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,
imaginaire, où vous prenant et reprenant,
torture et griserie, je prenais les cent femmes
logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,
carnivore soudain, au nom de la douleur,
si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.
J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,
plus transparent que le regard, plus désinvolte
qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.
Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin
de décider si je serais votre épagneul,
votre miroir brisé, votre peau de rechange.
Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.
J’ai poussé un autre cri de terreur le jour du 15 août. Incrustée dans la porte d’entrée pour le moindre bruit dans les escaliers, je l’attendais depuis huit heures du matin avec notre pique-nique dans mon fourre-tout. Avec l’Asti spumante. Je prenais parfois la bouteille dans mes bras : il doit venir, il viendra. Je vérifiais la fraîcheur de mon mouchoir parfumé pour son front moite. Nous n’irons pas à Chevreuse. Il a préparé un itinéraire. Pas sur le quai du métro, je te dis pas sur le quai du métro. Je viendrai te chercher ici. Pourquoi insistait-il ? J’ai froid dans le dos. S’il tarde, l’Asti sera tiède. Nous l’enterrons. […] Je l’ai attendu pendant deux heures. Tous sont partis dans les bois. Ne tremble pas, ma lèvre, surtout ne tremble pas. Ce privilège est pour les peupliers. Il viendra, ne te décourage pas, ma lèvre. Mon cahier, fermé jusqu’à demain après-midi. Comment parviendrai-je à écrire si j’oublie de vivre…
Violette Leduc, La chasse à l’amour, Gallimard, p. 234.
Une vache ne se mord jamais la queue.
Une vache se borne au fini, à l’insistant et chatoyant fini.
Elles auraient pu au moins nommer la couleur verte.
Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 45.
Le rien défini comme pure absence de choses porte un autre nom, l’effroi ou le vertige. Le rien est donc plutôt le refus des choses après examen. Un examen succinct, dégoûté, un examen malgré tout, une estimation. Non, non, non et non, dit le rien, sans passion, sans colère, mais une fermeté que l’on n’attendrait pas d’une notion aussi lâche. Non, c’est non. Et il n’y a pas de mais.
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 43.
Durant l’enfance, quand aucune impression ni émotion n’est encore devenue ordinaire, l’été, avec les déplacements qu’il amène, les profonds changements dans les habitudes de la journée, les fréquentes solitudes et les isolements qu’il impose, avec, à pic au-dessus de la maison, les hauts silences écrasants ou dehors, dans la campagne, ce bourdonnement infini et ce lointain bruissement, suscite dans le cœur un égarement pareil à une blessure. L’enfant sent qu’est en train de passer sur la terre quelque chose d’énorme, d’impérieux et de vague qui, dans les hommes, les animaux et les plantes, opprime et charme la vie.
Mario Luzi, « Été, enfance », Trames, Verdier, p. 27.
Avait-il dormi toute la nuit, comme cela, sur le dos ? jambes croisées ? À la fenêtre grande ouverte, dans un mur de nuages qui allait grandissant, la lune décroissante avait fait son apparition, un moment, comme tombée en avant, le visage vers le bas.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.
Ordinairement, le sujet photographié est pris en traître dans la stupéfaction de l’instant. Un visage unique parmi tous ceux que l’on peut lui voir à travers la vitre du train de ses pensées. Pourquoi celui-ci ?
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.