L’absence de société des lettrés allemands, leur vie retirée et inlassablement studieuse, leur vie de cabinet, ne rendent pas seulement leurs opinions et leurs pensées indépendantes des hommes (ou des opinions d’autrui), mais des choses mêmes. C’est ainsi que leurs théories, leurs systèmes, leurs philosophies (à quelque genre qu’ils appartiennent : politique, littéraire, métaphysique, moral et même physique) sont pour la plupart des poèmes de la raison.
Giacomo Leopardi, Zibaldone, Le Temps Qu’il Fait.
L’air cru étourdit. Les blocs sourds de granit proclament, sans phrase, la brièveté fulgurante de nos vies, la vanité de nos vues, la fatalité de l’oubli. Rien n’a changé. Rien ne changera jamais. Nous passons comme des rêves et cette pensée, cet émoi dont on est transi, sont eux-mêmes dénués de la moindre importance.
Pierre Bergounioux, « Millevaches », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 70.
Si l’on essaie un jour de décrire l’économie générale des tabous de notre temps, il ne faudra pas manquer de mettre en contradiction la pudique indignation de notre société devant les spectacles relevant de l’érotisme par exemple, et son indulgence pour la représentation de tout ce qui dégrade les hommes. C’est sans doute qu’elle y a son intérêt et qu’il lui est nécessaire pour se maintenir de donner à ses aliénations réelles le masque rassurant d’ « une saine distraction ».
Roland Barthes, « Le Grand Robert », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 523.
Que faire ? Rien. Attendre. Ne pas mentir. Ne pas trop parler non plus, quand on ne nous demande rien. Pas de cachotteries, pas d’exhibitionnisme.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 253.
Je condamnerais définitivement un homme sur un tic de langage mais non pas pour l’avoir vu assassiner sa mère.
Jean-Paul Sartre, « vendredi 24 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 230.
Autre chose. Le « brasier », dont Brive est bâtie, n’est pas, comme je croyais, d’origine permo-carbonifère mais triasique. Mouret insiste sur la médiocrité de ce matériau, gélif, pulvérulent, impropre à livrer des arêtes vives. C’est pourquoi les joints de mortier débordent sur les moellons.
Pierre Bergounioux, « mardi 3 août 1999 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1095.
Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.
Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.
À quelle bouffée d’illusions dois-je cette dégaine exceptionnellement insouciante aujourd’hui ? J’ai la déconcertante impression d’être un autre.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 167.
Enseigne-moi comment donner de la force à mes décisions salutaires, enseigne-moi à vouloir sérieusement ce que je veux, enseigne-moi la persévérance lorsque les tempêtes du destin ou que le revers d’une main balaient la construction de trois années. Enseigne-moi à parler au cœur des hommes sans que mon propos ne change de direction en traversant le centre réfringent de leur système d’opinions.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 202.
Ce qu’on cache c’est le pareil-que-les-autres. On en fait un secret. Un occulte. Pour camoufler le néant. Les visages sont différents, pas les corps.
Philippe Muray, « 7 janvier 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 409.
Le scepticisme et la foi présentent certaines connivences : tous deux minent la présomption humaine.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 32.