visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
pensée

On se donne bien du mal pour décortiquer les arguments d’un tel sur Mozart, ou sur Kounellis. Vain labeur. Car ce qui exprime le plus clairement la teneur de ses opinions, c’est sa cravate. Le fond de sa pensée c’est sa gourmette.

Renaud Camus, Éloge du paraître, P.O.L., p. 79.

David Farreny, 7 juil. 2002
aisance

Horrible est cette aisance qui nous prend en présence de ceux qui nous aiment, et que l’on sait qu’on n’aimera pas (enfin : pas comme ils le souhaiteraient). Comme nous sommes drôles ! Comme nous sommes brillants ! Comme nous sommes imprévisibles et irrésistibles ! Comme nous sommes libres ! Et comme la moindre de nos paroles et le plus quelconque de nos gestes les enfoncent plus profond dans leur amour de nous, et resserrent les liens de leur captivité !

Renaud Camus, « lundi 6 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, p. 299.

David Farreny, 23 fév. 2003
navigation

Je ne mépriserai jamais ce temps-là, ni ne m’associerai à ceux qui en rient. Avec beaucoup de choses graves ou sensibles que nous apprîmes ensuite à connaître, nous ignorions, alors, la peur, la jalousie, la lâcheté. […] Nous étions extrêmement audacieux et tendres. Cela suffit bien à ce que nous n’insultions pas notre jeunesse.

Puis, il fallut en finir. L’inertie du monde l’emportait, notre force juvénile déjà contre elle s’épuisait. […] Il se peut que nous ayons pleuré. Plus tard, il élut la littérature, moi la navigation. Il nous semblait, je suppose, à l’un comme à l’autre, que ces activités périphériques et hasardeuses ne trahissaient pas la vaste rêverie qui nous avait tenus si longtemps occupés. Nous avions raison. C’étaient de mauvais choix, des métiers sans avenir. On ne s’en relèverait pas.

Olivier Rolin, Port-Soudan, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 8 avr. 2008
vaurien

De tous mes pensionnaires, le cancrelat est le plus inoffensif et le plus irritant. Le cancrelat est un vaurien. Il n’a aucune tenue dans ce monde ni dans l’autre. Plutôt qu’une créature c’est un brouillon. Depuis le pliocène il n’a rien fait pour s’améliorer. Ne parlons pas de sa couleur de tabac chiqué pour laquelle la nature ne s’était vraiment pas mise en frais. Mais ces évolutions erratiques, sans aucun projet décelable ! ce port de casque subalterne et furtif, cette couardise au moment du trépas !

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 103.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
virgule

Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.

Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.

Élisabeth Mazeron, 29 sept. 2010
vêtement

Seul l’amour pouvait m’amener à vouloir être quelqu’un d’autre, et encore n’était-ce que dans l’exultation sensuelle ; pour le reste, la vie d’autrui ne nous paraît le plus souvent qu’un vêtement sale ou, si elle nous intéresse, c’est pour nous demander comment on pourrait être autrui, comme moi qui, cette nuit-là, voulais savoir comment on peut être suédois, et mon imagination ne trouvant de réponse que dans le respectueux désir que, las et seul, j’avais eu que mon hôtesse me prenne dans ses bras, me serre contre elle, murmure à mon oreille des mots qu’aucune femme n’avait encore prononcés et que je ne connaissais que par les livres.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 371.

David Farreny, 27 sept. 2012
limites

L’homme est peut-être moitié esprit et moitié matière, comme le polype qui est mi-plante, mi-bête. Les plus étranges créatures sont toujours celles se trouvant aux limites.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 210.

David Farreny, 11 déc. 2014
toge

J’ai revêtu l’ample toge du juge, passé sa lourde collerette, et je me suis assis face à l’accusé pour prononcer le verdict : – Tu vieillis, mon gars. Puis j’ai détourné mon regard du miroir et laissé travailler mon coiffeur.

Éric Chevillard, « mardi 27 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 janv. 2015

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