Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.
Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.
Le discours dominant, au moment où il domine, perçoit toujours comme dominant le discours qui a dominé avant lui — ce qui lui permet, alors qu’il règne absolument, de s’exprimer en plus avec une constante amertume revendicatrice.
Renaud Camus, « mardi 14 décembre 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 195.
Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.
Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 27.
Parler est un endroit étrange.
Renaud Camus, « mardi 10 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 465.
Nous portons toute la misère du monde
les pires injustices toutes les
atrocités sont en nous
elles sont au monde parce qu’elles
sont en nous et je ne comprends
pas que cela constitue
un sujet d’étonnement
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Le trait le plus saillant de la cuisine de Landogne au temps de la cuisinière Sophie, c’est qu’un cheval y entrait couramment et tournait autour de la table pour voir s’il n’y avait rien à y glaner. Ah si c’était à refaire ! Comme on serait plus attentif à tout : aux noms, aux liens, aux histoires, aux visages ! Mais on croit toujours que ça n’a pas encore commencé ; qu’on ne vit qu’un fastidieux prélude à la vraie vie, un peu longuet ; et un beau jour on s’aperçoit, sans transition, qu’on est depuis longtemps dans le postlude, ou dans l’index, d’ailleurs très mal torché.
Renaud Camus, « samedi 28 mai 2011 », Septembre absolu. Journal 2011, Fayard, p. 228.
Elle entra dans les w.c. publics au bord du fleuve avec l’enfant qui n’osait pas aller tout seul dans les toilettes des hommes. Ils s’enfermèrent dans une cabine ; la femme ferma les yeux et s’appuya du dos à la porte. Au-dessus de la cloison de séparation de la cabine voisine – la cloison n’allait pas jusqu’au plafond – apparut, tout à coup, la tête d’un homme qui bondissait en l’air, une fois, puis une autre fois encore. Puis le visage ricanant de l’homme se montra à ses pieds car la cloison de séparation n’allait pas non plus jusqu’au sol.
Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 59.
Il y a les orphelins verticaux et les orphelins horizontaux. Les orphelins verticaux sont ceux qui ont perdu leurs ascendants et leurs descendants (ou qui n’en ont pas, ou plus), et les orphelins horizontaux sont ceux qui ont perdu leur famille et leurs proches générationnels. Pour la famille, les frères et sœurs, les cousins. Pour les proches, les amis indispensables. Et il y a les orphelins absolus, ceux qui n’ont plus ni ascendants ni descendants, ni famille ni amis, ceux qui se retrouvent seuls, sans liens, en une sorte de lévitation à la fois sociale et individuelle. Et parmi ceux-là, il faut encore faire un sort à une catégorie très rare, dont je m’honore de faire partie : ceux qui, en plus d’être des orphelins absolus, sont dénués de relations professionnelles, puisque de métier, à proprement parler, ils n’exercent pas. Là ce n’est plus de la lévitation sociale, c’est de l’apesanteur cosmique : rien ne nous tient, rien ne nous retient, rien n’est relié à nous et nous ne sommes reliés à rien. C’est une situation qui a beaucoup d’inconvénients évidents mais qui possède également beaucoup d’avantages que la plupart des gens n’osent pas imaginer.
Jérôme Vallet, « L'heure sévère », Georges de la Fuly. 🔗
De Joinville à la Bastille, je bourlinguais au premier étage de ces vieux wagons de chemin de fer de Vincennes, si bien faits pour émouvoir les poètes, souvent férus d’ancienneté en raison, je pense, de cette pesanteur rétroactive qu’elle atteste et grâce à quoi le terminus de l’existence semble plus long à venir.
Même à l’échelle d’une vie, on tombe de haut.
Éric Chevillard, « jeudi 12 mars 2020 », L’autofictif. 🔗