clé

« maintenant si jamais je te vois c’est toujours

comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche

ce beau butin de nuits de portes et de joies.

comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.

et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens

qui songent à leur maison leur jardin leur enfance

les morts impersonnelles de petits fleuves des riens

des moments chaleureux des voyages et des actes

parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois

verticale et brillante comme un astre de mai,

réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit

avec ses arbres et ses mots en mouvement

ce battement de voyelles parmi les tournesols

tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »

Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.

David Farreny, 20 mars 2002
invasion

Je trouve qu’un travail, ça doit rester purement alimentaire, sinon c’est l’invasion. Le type qui prend son travail à cœur, qui adore ce qu’il fait pour gagner sa vie, il est foutu, il n’a plus envie de rien faire d’autre que de gagner sa vie. Il ne peut plus aller dans les bars, lire des tas de livres, parler et baiser avec sa fiancée, jouer aux courses. Il s’intéresse à son travail. Il est foutu.

Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, pp. 10-11.

David Farreny, 14 avr. 2002
sanctuaire

Les livres sont le seul poids de mon existence. Sans eux, je pourrais vivre à l’hôtel, voyager sans cesse, danser la vie. Je n’ai d’autre attache que la bibliothèque. Mon rêve était d’en établir une une fois pour toutes, d’édifier pour mes proliférants volumes un sanctuaire éternel, aussi précairement éternel, du moins, que je le suis moi-même. La bibliothèque serait bien calée quelque part, stable, sûre, facile d’accès, et moi je serais libre de courir le monde autour d’elle, à partir d’elle, revenant à elle pour consultation dès que le besoin s’en ferait sentir.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 127.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
intérêt

Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.

David Farreny, 5 juil. 2009
large

Autrefois, j’avais le désir d’expliquer, d’analyser, de faire émerger la vérité à tout prix. Plus rien de ce désir ne subsiste en moi. Je parle moins, et j’ai désormais un nouveau poste d’observation : le silence. C’est le meilleur des maîtres, et j’ai élaboré avec lui une stratégie qui sied aux rapports humains. Je suis capable de me taire une semaine entière. Les gens en déduisent que je suis mélancolique ou impassible. Ils se trompent. Je me tiens loin d’eux, c’est tout. Grâce au silence je prends le large. Pensif, je parcours les années et les lieux. Seul un silence prolongé étanche cette soif de contemplation. C’est mon alcool. Je bois sans répit et demeure assoiffé. Pour être honnête, il m’arrive d’être submergé par mes vieilles pulsions bavardes, par l’envie de convaincre, mais je n’y cède pas.

Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, L’Olivier, p. 7.

Cécile Carret, 18 nov. 2009
matière

Il la renifla, la goûta du bout de la langue. Rien. Il la posa sur un bureau. D’où elle chercha à descendre. Tomba. Chtkk. Il la ramassa, la reposa. Après un petit temps, comme afin de ne pas contrarier celui qui l’avait posée là, elle reprit le chemin du bord du bureau et tomba. Chtkk. Il recommença, la déposa de nouveau, et toujours le même cinéma, cherchait le sol, s’écrasait.

Surtout, elle rendait un son à retardement : elle tombait ; une seconde passait ou un quart ou un dixième de seconde passait, et le bruit de sa chute, ce chtkk, leur parvenait, comme si, intérieurement et plus loin, un second objet entrait en collision pour délivrer du bruit, avec le même infime mais perceptible retard du son du starter sur la fumée ; une sorte d’incohérence des événements ou d’esprit d’escalier, le souvenir que les lois physiques décrivant le monde imposaient de rendre un son après une percussion, ou un besoin de réfléchir, une malice. Ils la jetèrent contre le mur où elle tenta de s’aplatir, friande de nouveaux espaces mais comprenant peut-être subitement la gravité ou l’incorporant dans son programme, ne trouva pas à s’accrocher et dégringola. Le son du heurt sur le mur n’arriva qu’en chemin vers le sol, chtkk, et le son de la chute au sol qu’après encore, chtkk.

C’était une matière étrange, presque mal fichue, une sorte d’erreur, mais pas totale, qui cherchait le plat. On avait dû se borner à ne lui apprendre que le plat, à n’être bien que sur du plat, au sol, et elle s’y cantonnait, n’y bougeait plus. Cette façon de se blottir à plat, pitoyable, affectueuse, donnait envie de l’adopter.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
amoureux

Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.

Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.

Bilitis Farreny, 26 août 2011
reprise

K. était convaincu qu’Amalia se trompait, Amalia sourit, et ce sourire, bien qu’il fût triste, illumina ce visage si gravement fermé, rendit le mutisme parlant, supprima les distances, livra un secret, livra une possession jusqu’alors gardée qui pouvait bien être reprise, mais jamais complètement.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 663.

David Farreny, 22 oct. 2011
bastions

Je mourrai probablement silencieux, entouré de silence, presque dans la paix et j’envisage cette fin avec sérénité. Comme par méchanceté, le destin nous a donné en partage à nous autres chiens un cœur d’une admirable vigueur, un poumon qu’on ne peut user avant l’heure ; nous résistons à toutes les questions, même aux nôtres. Des bastions de silence, voilà ce que nous sommes.

Franz Kafka, « Les recherches d’un chien », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 688.

David Farreny, 27 déc. 2011
chambre

La matinée : dans un appartement proche, comme d’habitude, un ouvrier anonyme se branle à la perceuse, au cœur de la masse effondrée de sa future mort.

o

« Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche qui nous chasse de l’endroit où nous dormons. » (André du Bouchet)

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 235.

David Farreny, 2 avr. 2013

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