entre-deux

La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.

Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
infra

Mais toute ma vie sentimentale est dans l’infra. C’est une vie infra-sentimentale, peut-être même une infra-vie. Plus rien n’y a de substance. Rien n’y affleure au réel. J’embarrasse mon imagination et mon cœur, des jours durant, d’histoires qui auraient occupé deux minutes de mon attention il y a vingt ans — et qui ne sont même pas des histoires : infimes tropismes de l’amour, dans le néant sentimental des jours (et des années, et des années ; car ce sont les années qui passent, sans qu’il arrive rien d’autre, entre ces steppes désolées, que les frémissements d’herbe du désir).

Renaud Camus, « jeudi 24 octobre 1996 », Les nuits de l’âme. Journal 1996, Fayard, p. 230.

Élisabeth Mazeron, 5 fév. 2004
solution

Étrange mois d’août que celui qui s’achève. Le premier, depuis sept ans, que je n’aurai pas passé à écrire, et, de ce fait, reposant, pacifique, malgré le labeur d’esclave qui l’a rempli, sans l’ébranlement, les poisons mortels du travail de plume. Il y avait infiniment à faire mais c’étaient des choses précises, successives, qui ne réclamaient que du temps, les outils adéquats, une quantité déterminée d’énergie et pour lesquelles il existait a priori une solution.

Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 828.

David Farreny, 20 avr. 2006
pouvait

C’était dur. Mais comme ces changements dans les habitudes de la dame s’adressaient sans aucun doute à lui, il y avait évidemment quand même un rapport entre eux, bien que sous une forme négative ; et cela pouvait suffire.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 165.

David Farreny, 3 juin 2007
signifiaient

Et même cette expérience prenait corps ; un jour de rien (où ne jouaient pas même les lumières changeantes, pas même le vent, ni le temps) c’était lui qui promettait la plénitude la plus grande. Il n’y avait rien et rien encore et toujours rien. Et ce rien et ce rien que faisaient-ils ? Ils signifiaient. Il y avait plus de choses possibles avec rien d’autre que la journée, bien, bien plus pour moi, comme pour toi.

Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 175-176.

David Farreny, 31 oct. 2009
seul

Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.

Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.

David Farreny, 23 sept. 2010
perdu

J’ai perdu l’inspiration en me taisant et Phébus ne me regarde plus.

Ainsi en fut-il des Amycléens : ils se taisaient et leur silence les perdit.

Anonyme latin, La veillée de Vénus.

David Farreny, 3 fév. 2011
occasion

K. restait toujours dans sa neige ; il n’était pas tenté d’en retirer ses pieds qu’il eût fallu y replonger un peu plus loin ; le maître tanneur et son compagnon, satisfaits de l’avoir définitivement expédié, rentrèrent lentement dans la maison par la porte entrouverte en retournant fréquemment la tête pour jeter un regard sur lui, et K. resta seul au milieu de la neige qui l’enveloppait. « Ce serait l’occasion, se dit-il, de me livrer à un petit désespoir, si je me trouvais là par l’effet d’un hasard et non de par ma volonté. »

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 506.

David Farreny, 22 oct. 2011
universalisme

Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.

David Farreny, 19 janv. 2012
manquer

Autrefois, c’était la présence de désirs sexuels qui m’empêchait de m’exprimer librement devant les personnes dont je venais de faire la connaissance ; ce qui m’en empêche maintenant, c’est que je suis conscient d’en manquer.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 13 oct. 2012
sweet

Rentrer, c’est toujours plus ou moins regagner sa niche, la queue entre les pattes. Ce n’est pas très glorieux. Preuve que le vent du large n’a pas voulu de nous, qu’il ne nous a pas déposés sur le rivage d’un nouveau monde. Niche, sweet niche. Mon coussin, ma balle. Et pourtant, nous rentrons soulagés, bien contents d’en avoir fini avec le dérangement du voyage. Comme il fut long et douloureux, cet exil normand, et comme cela va être doux de revoir la tête de la boulangère (avec ses bonnes joues et la boule de son petit chignon, ne dirait-on pas la maman brioche ?).

Puis nous avons fait le plein de sensations fortes. Nous aspirons à la quiétude.

Tout de même, nous n’oublierons pas la brûlure du soleil ni la fraîcheur des sorbets.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 32.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
gis

Je gis pauvrement, tu gis misérablement, il gît pitoyablement, nous gisons lamentablement, tandis que vous Gizeh, ô grands pharaons !

Éric Chevillard, « jeudi 23 août 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 27 fév. 2024
terreur

Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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