protégé

Il ne concevait pas qu’on puisse étudier autrement qu’à l’étroit, abrité de la respiration énorme de l’espace par des épaisseurs successives de murs, protégé non seulement par le toit des rêves qui agitent sans discontinuer le ciel, mais par un solide glacis de pavés de l’humide et sourde suggestion de la terre.

Pierre Bergounioux, Catherine, Gallimard, p. 37.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
épaisseur

Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est-à-dire chez les saints — car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement —, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 151.

David Farreny, 9 fév. 2003
glas

Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…

Emil Cioran, « Nae Ionescu et le drame de la lucidité », Solitude et destin, Gallimard, p. 382.

David Farreny, 24 juin 2005
ponctuelle

Or, la vie perdure, ponctuelle

et multiple

comme l’horloge de Strasbourg.

Norge, Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 24 sept. 2006
temps

La question morale par excellence, on l’a souvent noté, c’est celle de l’emploi du temps.

Elle résume et elle implique toutes les autres. Ce qu’un individu décide de faire du temps qui lui est imparti sur la terre, de ses années, de sa journée, des heures de ses journées, et la façon dont il les répartit, le poids respectif qu’il choisit de donner, et qu’il donne effectivement, à telle ou telle activité, à tel ou tel ordre de labeur, de plaisir, d’exercice ou d’étude : pareils choix engagent la totalité de son sentiment des valeurs.

Encore faut-il, bien sûr, que le temps lui-même soit une valeur, pour celui qui le gère […]. Dis-moi à quoi tu passes ton temps, je te dirai ce que tu vaux — mais ce que tu vaux devant Dieu, ou devant les hommes, ou devant la sagesse, les siècles, la poésie, la conscience d’être ; non pas ce que tu vaux sur le marché du travail…

Et pourtant si, un peu, aussi.

Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, P.O.L., p. 48.

Cécile Carret, 27 mars 2007
dissimulation

Mais il fallait le plus souvent pour découvrir l’œuf caché une très longue quête. Bacadette était d’une ingénuité prodigieuse. C’est à l’échafaudage de stratégies nouvelles de dissimulation qu’elle se livrait, en une concentration acharnée, les après-midi, posée au milieu d’une allée, le bec sur la poitrine, sans même bouger quand on passait près d’elle.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 48.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
ressuscités

Il était étrange de penser qu’avec les DVD et autres supports les générations suivantes connaîtraient tout de notre vie quotidienne la plus intime, nos gestes, la façon de manger, de parler et de faire l’amour, les meubles et les sous-vêtements. L’obscurité de siècles précédents, peu à peu repoussée de l’appareil sur trépied chez le photographe à la caméra numérique dans la chambre à coucher, allait disparaître pour toujours. Nous étions à l’avance ressuscités.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 224.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
épouvantail

À défaut de se reposer sur l’absence d’attributs, ce serait bien si l’on avait la capacité de se dédoubler. On s’assiérait au fond du parterre pour se regarder soi-même sur la scène par-dessus l’épaule du spectateur. Ou bien on gagnerait quelque tertre garni d’herbe fraîche pour se contempler, au loin. On se verrait courir à toutes jambes dans la poussière des années, talonné par la lueur de petits épouvantails avec des culottes courtes, des chapeaux de paille, trois mots griffonnés. On verrait l’éclair froid de l’acier, la flamme atteindre le simulacre, des lambeaux de tissu voler dans tous les sens, un peu de fumée et ce qui est, d’une certaine manière, soi, le bonhomme tout nu avec son unique bouton, ses cloques et ses estafilades en train, déjà, de filer comme un rat en ramassant, dans sa course, des brindilles, des nippes, des mots pour bâcler, un peu plus loin, un nouvel épouvantail pareillement promis au fer et au feu.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 27-28.

Élisabeth Mazeron, 4 juin 2010
sien

Mon père était grand et raide. Le front large, les yeux perçants, il impressionnait. Quelle que soit la saison (avant 1975, bien sûr, je parle de l’ancien régime), il portait une chemise blanche, des boutons de manchette, une cravate et un costume croisé, de rigueur dans les ministères. Sa langue de travail était restée le français.

Il fumait beaucoup et j’aimais lui apporter son étui de métal. J’allumais sa dernière cigarette de la journée. Je garde cette image de lui, pensif. Ma mère lit un journal à ses côtés, perdue dans les volutes.

Parfois, il venait me chercher à l’école. Il discutait avec le directeur. Je me tenais à distance, un peu effrayé par ces hommes sérieux qui semblaient avoir tant à se dire. Il arrivait qu’il assiste à mes entraînements de taekwondo. Il s’adossait à un arbre, silencieux, attentif – les yeux mi-clos. J’étais fier de lui. Fier de sa présence, fier de son regard. Il me souriait, avant de disparaître.

Il était né dans une famille de paysans qui survivait à la frontière vietnamienne, dans les années 1920. Ils étaient neuf ou dix enfants. Tout est incertain dans la terre grasse des rizières, où les os blanchissent en une saison. Pour ces paysans, pas d’état civil, pas d’histoire, mais le décompte des heures et des bêtes.

Mon père a eu un destin à part : son propre père l’a choisi pour être éduqué. Pourquoi lui plutôt qu’un autre, c’est une énigme. Ses frères et sœurs étaient aux champs, à repiquer le riz ou à garder les troupeaux. Lui était à l’école à Phnom Penh. Il ne m’a jamais parlé de cette époque, mais il a dû se sentir heureux et bien seul, dans la capitale où les élèves riaient de ses pauvres vêtements.

Il est devenu instituteur, puis inspecteur d’école primaire, puis chef de cabinet au ministère, pendant près de dix ans. Il lisait beaucoup, des journaux, des revues, des livres. Sans parler des dossiers innombrables qu’on venait lui faire signer jusqu’à la maison, tard le soir. Il aimait discuter et réfléchir. Je sais qu’il aurait voulu progresser davantage dans la connaissance. Pas facile quand on a été un petit paysan de la frontière, et qu’on a soi-même neuf enfants.

L’enseignement était son combat. Il admirait Jules Ferry et l’école publique française. Il avait une idée fixe : pas de développement économique et social sans éducation. Il n’en démordait pas. Il était pur, jusqu’à la naïveté.

À sa façon, mon père avait réussi, mais la vie matérielle ne l’intéressait pas. Des tiges d’acier dépassaient des pilotis et du toit de la maison. Il s’en moquait, vivant pour son métier. Très vite, sous les Khmers rouges, il n’a plus eu le droit de porter de lunettes. Alors l’éducation n’a plus compté que dans la propagande. Alors ce monde n’a plus été le sien.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 79.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
minuscule

Le soleil se leva. Dans le jardin, après la nuit chaude et sèche, pas une goutte de rosée. En revanche, un scintillement dans le pommier : une goutte de résine exsudée d’une tige que traversaient les premiers rayons ; la plus minuscule des lampes.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 26.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
cloner

Il existe donc des gens qui veulent être clonés ? Probablement. Mais connaissons-nous quelqu’un que nous jugeons impératif de cloner ?

Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 161.

David Farreny, 28 fév. 2024

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