poules

Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elles les déterrent.

Henri Michaux, « En marge de Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 132.

David Farreny, 23 mars 2002
matériaux

Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier ; infirme au tableau de bord réduit, pour qui la réplétion de la vessie, le ballonnement du ventre, la congestion d’un membre ou la circulation empêchée dans un bras, ou dans une jambe repliée qui s’engourdit sont ses principales et imprécises informations. Phénomènes intempestifs qui vont se mêler trop souvent, et assez malheureusement, à ce qui n’a rien à voir avec ça.

Avec ces pauvres matériaux, il doit faire son monde. Embarrassant.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 511.

David Farreny, 2 juin 2006
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
dehors

La joie vient de se retrouver dehors quand on s’est perdu dedans.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 514.

David Farreny, 3 mars 2009
tronqué

En tout point de ce livre-ci se présentent des sorties vers tous les autres livres, ou d’augustes portails, semblables à ceux de parcs magnifiques et profonds qu’il faudrait visiter en chemin mais dont nous sentons bien que pour en goûter l’enchantement, ou pour en apprécier comme il le mérite l’ordonnancement savant, il faudrait non pas nous arrêter là quelques heures mais séjourner longuement, et soumettre nos impressions aux variations de la lumière, des conditions atmosphériques, des saisons de l’année et des âges de la vie. Tout sens est deuil du sens, renonciation, choix forcé, destin tronqué, mais c’est cela ou rien. Pourtant nous n’oublions pas que nous aurions pu consacrer notre existence, aussi bien, à la compréhension presque totale de l’Aréopagite et de ses liens avec la mystique rhénane, à l’entretien ruineux du jardin de Kinloch Castle, sur l’île de Rum, dans les Hébrides, au soulagement des épreuves des immigrés clandestins dans le camp de rétention de Sangatte, près de Calais, ou bien à la connaissance impeccable, et qu’il faudrait avoir simultanément présente à l’esprit, en permanence, du réseau des chemins et sentiers d’un triangle Estramiac-Pessoulens-Tournecoupe. Il faudrait un aleph. Et le vrai sujet de ce livre, c’est son impuissance à entrer dans son sujet ; c’est K. tournant autour du Château ; c’est Bloch ne comprenant pas qu’il fatigue parce que le sens lui-même est fatigué et que l’usage du monde, la politesse, la distinction, la culture elle-même, c’est le clair sentiment de cette fatigue du sens, auquel il ne faut pas trop demander, ni porter une foi trop vive.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 242-243.

David Farreny, 10 mai 2009
non-conformisme

Ma mère avait un très grand charme et savait attirer les sympathies des gens les plus divers et les plus opposés. Les distinctions sociales, si tranchées et si violentes à cette époque, ne jouaient pour elle aucun rôle, ce qui scandalisait sa bourgeoise famille. De plus, elle savait très bien raconter et il lui arrivait toujours quelque chose. Jamais elle ne revenait de quelque part, fût-ce de la maison voisine, sans avoir remarqué quelque chose de curieux ou d’intéressant, elle savait lier connaissance comme personne et elle avait ce don très rare de se mettre immédiatement dans l’imaginaire de son interlocuteur et de le comprendre par l’intérieur. Ce don de compréhension lui rendait toute forme de hiérarchie absurde et illusoire. C’est aussi la raison pour laquelle, sur le plan politique, elle fut toujours en opposition avec mon conservateur de père.

Sur bien des plans, les dons de ma mère étaient assez exceptionnels, son jugement littéraire et artistique toujours très sûr, mais elle était incapable de toute concentration prolongée et allait sans cesse d’un sujet à un autre. Pianiste extrêmement douée, elle arrivait à impressionner même des musiciens professionnels de passage, mais au bout d’un quart d’heure elle fermait son piano et passait à autre chose.

Toute sa vie se déroula ainsi, dans l’alternance entre dépressions profondes et états d’exaltation et d’enthousiasme, ne finissant rien de ce qu’elle avait mis en train. Rien ne la laissait indifférente, elle s’intéressait à tout et remarquait tout. S’il n’y avait eu ses dépressions, chaque fois plus profondes, elle aurait rempli son entourage de joie de vivre car elle savait ouvrir à chacun des perspectives et des possibilités insoupçonnées…

Elle était totalement dépourvue de préjugés et n’était sensible qu’au charme des gens, à leur personnalité propre ; à l’aise avec tout le monde, elle fréquentait aussi bien les ministres que les ouvriers du quartier ou les bohémiens du coin. Un de mes souvenirs d’enfance, c’est l’intérieur d’une roulotte, peinte en vert, posée au bord d’une prairie. Sortir de ce petit espace cubique et se retrouver dans l’immensité de la plaine, c’était chaque fois une aventure. Entourée par le dehors de toutes parts, elle formait à l’intérieur d’elle-même une véritable petite pièce avec rideaux, table, chaises et lits. La table était recouverte d’une toile cirée, à damiers rouges et roses, usée là où se posaient les coudes. Ma mère y allait jouer au 66 avec son amie la bohémienne qui un jour était venue lui vendre des paniers. Elle m’emmenait avec elle, ce qui scandalisait mon père, enfermé dans les préjugés de caste de son temps.

Il y a avait chez ma mère un non-conformisme frappant, avec elle, je le remarquai — enfant —, rien n’était comme avec tout le monde. Pour aller quelque part, elle ne prenait pas forcément le chemin le plus habituel ou le plus court, mais faisait un détour si un détail quelconque la surprenait à quelque distance. Une fumée à l’horizon, et il fallait la retenir pour qu’elle n’y aille pas voir ; dans les boutiques, elle se glissait parfois derrière le comptoir pour aller voir des fleurs qu’elle avait aperçues à travers la porte vitrée. Chez le médecin, elle ne passait jamais par la salle d’attente, mais allait droit à la porte du cabinet. Partout elle arrivait au tout dernier moment et le train dut l’attendre plus d’une fois.

Elle savait donner à toute chose une apparence autre, elle voyait des détails qui modifiaient l’ensemble de ce qu’on regardait. Une fleur, une feuille, un rayon de soleil sur un toit, une cheminée derrière un arbre. Elle savait enrichir le regard d’un enfant.

Dans la forêt – et celle-ci s’ouvrait à quelques pas de la maison –, elle ne prenait pas les sentiers, mais coupait à travers bois, elle marchait à l’aventure et trouvait naturellement l’étang, l’arbre à deux troncs ou la ruine que personne n’avait encore remarqués, pas même mon père, qui pourtant avait l’œil. Elle ramassait des fleurs des bois pour en faire d’étonnants bouquets que ses visiteurs croyaient composés par quelque grand fleuriste. Elle engageait la conversation, tout de suite animée, avec le premier passant venu et arrivait à aller chez les gens rien que parce qu’elle était curieuse de leur intérieur, où avec la plus grande sincérité elle trouvait tout ravissant.

Jamais elle ne parlait de ce qu’elle avait vu avec malveillance, mais racontait, comme si elle revenait de voyage et avait découvert un pays inconnu.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 55.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
parfaitement

Je fais une balade dans la ville. Les maisons sont rouges et blanches et grises avec de beaux heurtoirs aux portes, les rues pavées larges et désertes montent et descendent, tournent très raide, il y a pleine lune dans un ciel sans nuages et les échos sont parfaitement au point ; c’est encore bien plus féérique qu’on ne peut l’imaginer. Le port est gardé par un chat noir et blanc très gentil qui s’étire sous le clair de lune. Les bateaux ont des noms charmants qu’on ne comprend pas. On ne s’étonnerait pas de trouver par terre quelque chose comme un jouet neuf ou un violon. Je me sens tout à fait chez moi. Au retour le chat m’accompagne jusqu’à la porte, me fait une espèce de signe et retourne vers les bateaux.

Je n’ai jamais vu tant de choses s’arranger aussi bien à la fois.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 48.

Cécile Carret, 18 juin 2012
caducité

Ç’aura été un perpétuel sujet d’étonnement et de rumination que la caducité de mes desseins les plus fermes, la ruine de projets longuement mûris.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, p. 34.

David Farreny, 7 juin 2013
quand

On n’a qu’une vie, j’ai bien compris, mais elle commence quand ?

Éric Chevillard, « samedi 13 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
cuirasse

Ce qui frappe d’abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu’île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s’arracher, s’extraire, s’araser, la glace l’a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu’à l’os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt — claire, sans belle venue — pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d’un bordé de dreadnought. Épaulement rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l’échine d’un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d’un gué ; même les petits lacs se ceignent d’un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d’un bénitier.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 231-232.

David Farreny, 20 oct. 2014
courir

Rien ne sert de courir, peut-être, en tout cas ceci est une terrine de lièvre.

Éric Chevillard, « lundi 26 septembre 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 23 fév. 2024
métaphysique

De quelle antériorité l’idée d’essence, de nature ou d’être rend-elle compte ? Mais, aussi, de quelle finalité ? De quelle nécessité ? Comme les gens de l’art se sont disputés et disputent toujours d’abondance là-dessus, tout me laisse à penser que cette idée ne résulte que d’une sorte de cristallisation ontologique : lorsque, à titre de mortel, un philosophe fait la vulnérante et humiliante expérience d’une vie aléatoire ; lorsqu’il se sent pour cela même peu enclin à marivauder avec une fortune si volage, il en vient à désirer une autre réalité dont il idéalise les attributs. Ainsi surgit en son imagination le mirage de l’« essence », de la « nature » ou de l’« être », impeccable arrière-monde, oasis du Sens, havre où son esprit se hâte d’accoster afin d’y apaiser les haut-le-cœur que lui cause le bateau ivre du hasard. J’appelle ce mirage une métaphysique et, ce genre de philosophe halluciné, un métaphysicien.

Le métaphysicien aimerait que son chimérique paysage se réalisât dans un immuable présent, ou qu’un temps coutumier, en en renouvelant les formes, en fît un abri sûr. Mais hélas pour lui, le temps reste le maître. Primesautier, imprévisible, capricieux, le temps ne déplace pas seulement les lignes, il viole aussi la virginité des essences, tourne le sens en dérision, bafoue la pérennité de l’être. Tout à son jeu de tric-trac, cet enfant terrible excelle à ébranler les fragiles constructions du hasard, son double, qui s’en divertit.

Frédéric Schiffter, « 7-8 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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