méchanceté

Cela suffit. Cela n’est rien ; une invitation à laquelle on n’a pas répondu, et l’instant passe ; la peine d’avoir fait de la peine à quelqu’un qu’on n’aime pas ; l’intelligence qui voudrait pouvoir accepter davantage ; la vanité qui reparaît sous un nouveau masque ; le geste déjà fait, les paroles déjà dites ; la vieille pitié pour le sot qui affirme, qui réclame conte l’ordre établi, et qui se fâche ; les yeux de l’amour qui vous ont regardé un moment à travers les yeux de quelqu’un, et déjà ce visage se détourne ; le silence des pauvres qui meurent tous les jours pour nous ; le murmure des gens qui prient pour nous dans les couvents… Ah ! ce n’est rien que la petite méchanceté de vivre…

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 247.

Élisabeth Mazeron, 14 juin 2006
performance

Ici je confesse une certaine hésitation : comment rendre compte de ce qui se dérobe ? Ces moments d’intense fatigue sont des parenthèses délicates. Le corps cède le premier, mais si vite rejoint par l’esprit que parfois je me demande si, à mon insu, le mouvement ne s’est pas inversé. J’ai rapidement compris que toute résistance était vaine : s’acharner à ajourner la venue d’une fatigue en multiplie les effets. L’habitude aidant, je trouve même à m’abandonner à ce flux puissant une sorte d’équilibre, à tout le moins de maintien. Je rends donc mon tablier, je me recroqueville calmement dans un réduit mental d’où je contemple, au bord de l’écœurement, le travail de mon corps livré à la démission. C’est un spectacle très ennuyeux, une performance d’immobilisme : il n’y a place ici ni pour l’agitation, ni même pour le mouvement. Ne parlons pas du désir. Il n’y a qu’une sorte de clapotement gélatineux, une matière en déconstruction qui s’achemine vers l’organique, une minéralité en devenir. Je suis tellement éberlué par la transformation que parfois il me semble être parvenu à réaliser ce vieux fantasme bringuebalant et tenace de la séparation de l’âme et du corps.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
désœuvrement

Les champions de l’art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d’être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu’ils riaient de Manet ou de Cézanne, et s’opposaient à l’érection du Balzac de Rodin. Ils n’ont fait que poursuivre une opération de chantage et d’intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d’autrefois (de l’époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s’ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c’est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l’émancipation, c’est que ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l’art contemporain mènent une nouvelle guerre de l’opium pour faire accepter comme œuvres d’art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s’intitulent artistes que par désœuvrement.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 75-76.

David Farreny, 19 janv. 2008
sortir

Je voudrais. Je voudrais quoi que ce soit, mais vite. Je voudrais m’en aller. Je voudrais être débarrassé de tout cela. Je voudrais repartir à zéro. Je voudrais en sortir. Pas sortir par une sortie. Je voudrais un sortir multiple, en éventail. Un sortir qui ne cesse pas, un sortir idéal qui soit tel que, sorti, je recommence aussitôt à sortir.

Henri Michaux, « Misérable miracle », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 630.

David Farreny, 12 mars 2008
érotisme

ÉROTISME. Érotisme était un mot parfaitement bienvenu et on ne peut plus utile pour désigner ce qui concerne l’amour et spécialement l’amour physique, l’activité sexuelle, le plaisir, le désir, le sexe.

Il lui est arrivé le grand malheur, hélas, d’être enlevé et détourné par une camarilla d’anciens séminaristes torturés, qui l’ont chargé et surchargé de sens superfétatoires, lesquels ne reflètent que leurs angoisses personnelles, leurs troubles religieux, leurs vices éventuellement ou leur peine à parvenir à la jouissance.

Il n’est en aucune façon dans la nature étymologique d’érotisme d’avoir partie liée à la “transgression”, au sacrilège, au sadomasochisme, à tout un bric-à-brac conceptuel et quincaillier de chaînes, de jeux de pouvoir, de talons aiguilles, d’épreuves, de martinets et autres éléments de matos qui n’avaient aucune espèce de droit à encombrer tout son espace et tout son rayonnement sémantique.

Et comme si n’était pas suffisant ce parasitage en règle, érotisme a dû subir, sur un autre front, mais de la part des mêmes envahisseurs, souvent, d’autres assauts de sens, qui l’ont paré des plus fausses élégances. L’érotisme n’était plus seulement ce qui concernait le plaisir amoureux et la volupté, il était, par opposition à la pornographie, ce qui en traitait avec art, avec dignité, raffinement et goût. Le goût était plutôt grossier, en général, et l’art le plus souvent au-dessous du médiocre. Quant à la dignité, le désir et le plaisir en avaient bien suffisamment par eux-mêmes, et de liens immédiats avec la poésie la plus haute, pour qu’ils eussent besoins de suspectes garanties de respectabilité, délivrées par des marchands d’art, des éditeurs de livres à tirage numéroté, des femmes du monde et de vieux messieurs libidineux.

La tentation est grande d’abandonner le pauvre érotisme à son malheureux destin, tant l’ont gravement compromis les fréquentations frelatées où il s’est vu contraint. Mais d’une part c’est très injuste à son égard, et d’autre part c’est nous punir nous-mêmes, car nous avons de lui grand besoin, pour lui faire dire ce qu’il veut dire, et rien de plus.

Renaud Camus, Répertoire des délicatesses du français contemporain, P.O.L., pp. 186-187.

Élisabeth Mazeron, 1er avr. 2010
acolytes

Le double et triple hiver limougeaud — celui du dehors, celui de l’étude et des longs corridors, celui de l’espérance — m’a livré un enseignement majeur. Le présent avait un nom et les cinq continents et les îles. Le premier mot me manquait pour qualifier la seule réalité que j’aie, sinon à proprement parler connue, du moins endurée en personne. Mais il se tenait sans doute quelque part, avec ses maigres, ses noirs acolytes, et il valait la peine, si donc il se pouvait, de mettre la main dessus.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 45.

Élisabeth Mazeron, 10 mai 2010
non-conformisme

Ma mère avait un très grand charme et savait attirer les sympathies des gens les plus divers et les plus opposés. Les distinctions sociales, si tranchées et si violentes à cette époque, ne jouaient pour elle aucun rôle, ce qui scandalisait sa bourgeoise famille. De plus, elle savait très bien raconter et il lui arrivait toujours quelque chose. Jamais elle ne revenait de quelque part, fût-ce de la maison voisine, sans avoir remarqué quelque chose de curieux ou d’intéressant, elle savait lier connaissance comme personne et elle avait ce don très rare de se mettre immédiatement dans l’imaginaire de son interlocuteur et de le comprendre par l’intérieur. Ce don de compréhension lui rendait toute forme de hiérarchie absurde et illusoire. C’est aussi la raison pour laquelle, sur le plan politique, elle fut toujours en opposition avec mon conservateur de père.

Sur bien des plans, les dons de ma mère étaient assez exceptionnels, son jugement littéraire et artistique toujours très sûr, mais elle était incapable de toute concentration prolongée et allait sans cesse d’un sujet à un autre. Pianiste extrêmement douée, elle arrivait à impressionner même des musiciens professionnels de passage, mais au bout d’un quart d’heure elle fermait son piano et passait à autre chose.

Toute sa vie se déroula ainsi, dans l’alternance entre dépressions profondes et états d’exaltation et d’enthousiasme, ne finissant rien de ce qu’elle avait mis en train. Rien ne la laissait indifférente, elle s’intéressait à tout et remarquait tout. S’il n’y avait eu ses dépressions, chaque fois plus profondes, elle aurait rempli son entourage de joie de vivre car elle savait ouvrir à chacun des perspectives et des possibilités insoupçonnées…

Elle était totalement dépourvue de préjugés et n’était sensible qu’au charme des gens, à leur personnalité propre ; à l’aise avec tout le monde, elle fréquentait aussi bien les ministres que les ouvriers du quartier ou les bohémiens du coin. Un de mes souvenirs d’enfance, c’est l’intérieur d’une roulotte, peinte en vert, posée au bord d’une prairie. Sortir de ce petit espace cubique et se retrouver dans l’immensité de la plaine, c’était chaque fois une aventure. Entourée par le dehors de toutes parts, elle formait à l’intérieur d’elle-même une véritable petite pièce avec rideaux, table, chaises et lits. La table était recouverte d’une toile cirée, à damiers rouges et roses, usée là où se posaient les coudes. Ma mère y allait jouer au 66 avec son amie la bohémienne qui un jour était venue lui vendre des paniers. Elle m’emmenait avec elle, ce qui scandalisait mon père, enfermé dans les préjugés de caste de son temps.

Il y a avait chez ma mère un non-conformisme frappant, avec elle, je le remarquai — enfant —, rien n’était comme avec tout le monde. Pour aller quelque part, elle ne prenait pas forcément le chemin le plus habituel ou le plus court, mais faisait un détour si un détail quelconque la surprenait à quelque distance. Une fumée à l’horizon, et il fallait la retenir pour qu’elle n’y aille pas voir ; dans les boutiques, elle se glissait parfois derrière le comptoir pour aller voir des fleurs qu’elle avait aperçues à travers la porte vitrée. Chez le médecin, elle ne passait jamais par la salle d’attente, mais allait droit à la porte du cabinet. Partout elle arrivait au tout dernier moment et le train dut l’attendre plus d’une fois.

Elle savait donner à toute chose une apparence autre, elle voyait des détails qui modifiaient l’ensemble de ce qu’on regardait. Une fleur, une feuille, un rayon de soleil sur un toit, une cheminée derrière un arbre. Elle savait enrichir le regard d’un enfant.

Dans la forêt – et celle-ci s’ouvrait à quelques pas de la maison –, elle ne prenait pas les sentiers, mais coupait à travers bois, elle marchait à l’aventure et trouvait naturellement l’étang, l’arbre à deux troncs ou la ruine que personne n’avait encore remarqués, pas même mon père, qui pourtant avait l’œil. Elle ramassait des fleurs des bois pour en faire d’étonnants bouquets que ses visiteurs croyaient composés par quelque grand fleuriste. Elle engageait la conversation, tout de suite animée, avec le premier passant venu et arrivait à aller chez les gens rien que parce qu’elle était curieuse de leur intérieur, où avec la plus grande sincérité elle trouvait tout ravissant.

Jamais elle ne parlait de ce qu’elle avait vu avec malveillance, mais racontait, comme si elle revenait de voyage et avait découvert un pays inconnu.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 55.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
sauvé

Il n’en est pas de même pour mon compagnon de cellule, c’est un homme inflexible, un ancien capitaine. Je peux parfaitement me représenter sa disposition d’esprit. Il pense que sa situation ressemble à peu près à celle d’un explorateur polaire qui est pris sans espoir quelque part dans les glaces, mais qui sera certainement sauvé, ou plus exactement, qui est déjà sauvé, comme on l’apprend en relisant l’histoire des expéditions polaires. Et il s’ensuit le dilemme suivant : le fait qu’il sera sauvé est pour lui indubitablement indépendant de sa volonté, il sera sauvé tout simplement par le poids de sa personnalité triomphante, mais doit-il le désirer ? Qu’il souhaite ou non quelque chose, cela ne changera rien, il sera sauvé, mais reste à savoir s’il doit encore le souhaiter. C’est de cette question en apparence tellement étrangère au fond qu’il s’occupe, il la médite, il me l’expose, nous en discutons. Il ne comprend pas que cette manière de poser le problème scelle définitivement son destin.

Franz Kafka, « Pour dire la vérité… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 608-609.

David Farreny, 21 déc. 2011
casuistique

Il se jetait alors dans une casuistique assez souple pour voir avec les yeux de l’adversaire ce qui l’avait d’abord indigné, puis revenir à ses critiques en les pesant plus froidement, et esquisser pour finir un jugement serein. Là encore, il agissait moins par esprit de tolérance et compréhension que par besoin de se sentir supérieur, capable d’envisager tout ce qui est pensable, y compris les idées de ses adversaires, capable d’opérer la synthèse et de discerner ici comme là les fins de l’Histoire – comme il doit convenir à un véritable esprit libéral.

Italo Calvino, La journée d’un scrutateur, Seuil, p. 40.

Cécile Carret, 8 janv. 2012
fixateur

La fatigue agit comme le fixateur sur l’épreuve photographique ; l’esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l’esprit bat nu la campagne, s’engoue tout entier d’un rythme qui l’obsède, d’un éclairage qui l’a séduit, du suc inexprimable de l’heure qu’il est.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 50.

David Farreny, 19 oct. 2014

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