inéluctables

On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 7 mai 2010
ortolans

Il aurait fallu que je me batte, impossible mission, pour des valeurs dont souvent je suis loin, au cas par cas, d’être tout à fait sûr. Je ne suis nullement persuadé, par exemple, qu’Intervista soit un chef-d’œuvre. Or j’aurais dû défendre ce film, par principe, contre des attaques de principe, et tâcher de faire comprendre que la vie culturelle doit s’accommoder de l’échec, de la déception, qu’ils sont même peut-être son pain quotidien, et la condition du plaisir entier quand se présentent les ortolans.

Renaud Camus, « jeudi 21 janvier 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 36.

David Farreny, 21 août 2011
tenant

Les sentiments et impressions les plus contradictoires se superposent et se mélangent en nous de façon littéralement indescriptible à n’importe quel moment donné, de sorte que sont bien rares les états d’enthousiasmes parfaits, de mélancolie rigoureuse, de fureur sans scrupule et même d’amour sans restriction. Les humeurs d’un seul tenant sont une invention des romans, nées de notre incapacité à observer, de notre paresse à décrire, du désir du lecteur, aussi, de rencontrer des situations claires, des idées simples, des opinions tranchées, des phrases qui disent ce qu’elles veulent dire, afin qu’on en finisse et que l’on puisse se faire, des auteurs, des livres et de chacun de leurs chapitres, une image précise, utile à la mémoire comme à la conversation. […] Il faudrait inventer une littérature qui se libère de cette contrainte-là, qui sache pétrir la simultanéité, la contradiction, la vérité de la vérité. Mais ce soir je ne puis.

Renaud Camus, « dimanche 15 mai 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 171-172.

David Farreny, 21 août 2011
nui

J’ai maudit, machinalement, le sort inique qui m’avait livré des choses sans explication ou des explications sans les choses assorties, imposé des fréquentations superflues, ennuyeuses, et privé jusqu’à la fin et au-delà, de celles qu’il aurait fallu. Elles détenaient la réponse. Mieux, elles auraient ratifié, légitimé des questions que je me posais et qui, de rester sans écho, m’avaient fait craindre d’avoir la cervelle dérangée, de ressembler, à ma manière bénigne et contenue, puérile, au fou furieux du fisc. Et puis j’ai songé que j’avais lieu de me tenir heureux que l’explication me soit livrée enfin. C’est que le temps ne passe pas vraiment. Il persiste, en nous, à proportion de ce qu’on n’a pu lui être présent dans toute la mesure où cela se pouvait, où on le voulait, quand c’était le moment. Des choses nous ont nui pour garder leur secret. Elles ne nous ont pas dit quelles elles étaient. Et alors on n’a pu être soi-même. Une part de ce qui nous affecte et en quoi, par suite, on consiste, est restée dans leurs mains et nous a donc manqué, diminués.

Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 43-44.

David Farreny, 8 juin 2013
oh

Oh, dans ma jeunesse, pendant mes années de faculté à Vienne, [l’orgue de Barbarie] ronronnait exactement de la même manière, allumant dans ma jeune âme des rêveries de petites bonnes et d’abominables désirs de mourir.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 137.

Cécile Carret, 22 juin 2013
spécialiste

Pneumologue, dermatologue, oncologue, urologue, neurologue, rhumatologue, gérontologue, cardiologue, psychologue, victimologue, thanatologue, et sic ad infinitum : chacun s’occupe d’un petit bout du territoire. C’est supposer un royaume sans roi, un empire sans tête, simplement la coexistence de petits duchés autonomes. C’est supposer encore que, d’un individu à un autre, ces monades sont égales, et qu’elles réagissent de manière identique, sans se référer au royaume. […]

Le spécialiste, ou de l’orgueil d’être borné, me souffle L.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 137.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
somme

J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.

Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 fév. 2024
tombe

Je dois refuser le livre que m’offre ce jeune écrivain, son premier roman, car ma bibliothèque est pleine, comme si tout avait été écrit déjà, aucun nouveau volume n’y pourrait tenir, plus un intervalle ouvert, plus un interstice (dans les plus fines fentes, se logent les opuscules). Parce qu’il semble navré, je lui fais une promesse :

– Dès que l’un des auteurs présents sur mes rayonnages tombe dans l’oubli et que sa place se libère, elle est pour toi !

Il piaffe.

Éric Chevillard, « lundi 1er avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024
chansons

J’écris des essais parce que je n’ai pas eu le talent de composer des chansons sentimentales. Même ridicules. D’ailleurs, comme l’aurait dit Fernando Pessoa, toutes les chansons sentimentales sont ridicules mais, à la vérité, ce sont les gens qui n’écoutent pas les chansons sentimentales qui sont ridicules. Voilà pourquoi je réécoute le cœur noyé de nostalgie les chansons sentimentales de mes dix-huit ans, l’âge où je feignais de les trouver ridicules.

Frédéric Schiffter, « crooner », Dictionnaire chic de philosophie, Écriture.

David Farreny, 8 juin 2024

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