restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
proclamer

Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.

David Farreny, 13 oct. 2006
hébète

Mardi – […] Quelle fenêtre possède encore la grâce ? Qui peut lutter contre un jardin ? Mon œil est sec et mon oreille pleine à ras bord de marteaux-piqueurs, de couinements. Le corps gêne dans le métro, trop de coudes et d’orteils.

Mercredi – Gris souris de rentrée, pluie de septembre en juillet et la promesse d’une impasse pavée à Jaurès. Une fenêtre à trois carreaux cassés, deux autres sales. Le vide hébète.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 22.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
gravelure

Il n’y avait pas un souffle de vent à bord du bois. Elle était sur son trente et un, dans un de ces amples manteaux bruns du genre carrick qu’on imagine aux épaules de hautaines mijaurées début de siècle qui, le petit doigt en l’air et la bouche en cerise, regardent à la lorgnette des casaques au pesage ; là-dessous des perles qu’en dépit de l’hiver elle découvrait à son cou ; les sequins comme toujours et de fins bas glacés sous quoi la blancheur exaspérée rosissait sous le froid. Tout ce chic à l’orée d’un bois perdu était déplacé comme une gravelure sur des casaques. J’essayai en vain de reprendre mon souffle, ce qui le coupait maintenant venait de plus bas, affûté comme un rasoir. Je crus qu’elle aussi avait couru, le souffle emportait dans une même précipitation la gorge, le carrick et les perles ; tout cela s’agitait ; au reste l’haleine courte que le gel divulguait disait assez son empressement ou son émoi. Le froid l’avait giflée, les lèvres étaient considérablement gercées, écorchées, mais maquillées sur la plaie. Elle regardait venir les enfants et m’abandonnait son profil, comme si elle ne m’avait pas vu : cette lourde coquetterie me fouetta autant que l’aurait fait sa nudité. Son haleine s’arrêta ; lentement elle me fit face, et avec un regard que le ravissement exaltait mieux que les sequins, mieux que le diadème corbeau et la bouche éclatée, elle me donna son beau visage noyé, ses pommettes bouillantes, ses yeux fixes.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
donnez

Il en est qui trouvent ça beau ; moi, la seule réaction que m’inspirait la majesté répugnante de la ligne des Alpes était un haussement d’épaules : trop de Stifter ! Même les fines étincelles jetées de loin en loin par les parois bleu vert n’arrivaient pas à me convaincre : donnez-moi un paysage plat, avec de vastes horizons (ici on est coincé comme dans un sac en papier !).

Arno Schmidt, « Continents déplacés », Histoires, Tristram, p. 65.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
cuir

L’Armide de Lully au Théâtre des Champs-Élysées. Je n’ai pas compris si l’on conspuait la mise en scène parce qu’elle était mauvaise ou parce qu’elle était moderne, au moins graphiquement. Lorsque je les aimais déjà, à peine adolescent, ces œuvres étaient totalement assoupies, depuis au moins deux siècles. Toute œuvre redécouverte ajoute comme un temps reconquis à notre âge réel et donne ce cuir de sagesse et d’intrépidité qu’ont, jusque sur la peau, les archéologues.

Gérard Pesson, « mardi 8 décembre 1992 », Cran d’arrêt du beau temps. Journal 1991-1998, Van Dieren, p. 86.

David Farreny, 22 mars 2010
véritablement

Le développement attribué à la Terre n’a pas l’être plénier et sûr d’un présent : les membres de l’individu géologique universel n’offrent pas empiriquement un processus de production et reproduction de celui-ci, comme c’est le cas chez l’individu biologique singulier.

Le processus que le concept affirme de la Terre, comme identité organisée de ses différences, n’est, en effet, nécessaire que comme conceptuel, non pas comme empiriquement réel, et, donc, temporel. […] La géognosie lit ainsi dans la disposition actuelle des roches « les terribles vestiges d’une effroyable cassure et destruction », l’effet de « révolutions majeures » ayant frappé autrefois le globe, ce qui fait dire que « l’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges ». […] Ce qui importe, s’il y a une telle histoire passée des révolutions du globe, c’est qu’elle n’est plus, car seul est vraiment ce qui est présent ; ce qui n’est qu’à avoir été n’a jamais été véritablement […] : « L’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges, mais, maintenant, elle est parvenue au repos : c’est là une vie qui, en fermentation au-dedans d’elle-même, avait, en elle-même, le temps, — l’esprit de la Terre qui n’était pas encore parvenu à l’opposition, — le mouvement et les rêves d’un être endormi, jusqu’à ce qu’il soit éveillé et ait obtenu sa conscience dans l’homme, et qu’il soit ainsi venu se faire face à lui-même comme une paisible configuration ».

Bernard Bourgeois, « Le concept du développement de la nature », Présentation de la «  Philosophie de la nature  » de Hegel, Vrin, pp. 39-40.

David Farreny, 24 janv. 2011
lui-même

La chambre la moins chère d’un hôtel aussi misérable que le Winslow coûte 200 dollars par mois. Il lui en reste 78, c’est peu, mais il ne veut pas chercher de travail. Ça lui va de se soûler au vin californien à 95 cents le magnum, de fouiller les poubelles des restaurants, de taper ses compatriotes, au pire de faucher des sacs à main. Il est une merde, il vivra comme une merde. Ses journées se passent à marcher dans les rues, sans but, mais avec une préférence pour les quartiers pauvres et dangereux où il sait qu’il ne risque rien parce qu’il est pauvre et dangereux lui-même. Il s’introduit dans les maisons abandonnées, aux volets cloués, ceinturées de palissades verdies. On y trouve toujours, croupissant dans des flaques d’urine, des clochards avec qui il aime bien discuter, rarement dans une langue commune. Il aime aussi se réfugier dans les églises. Un jour, pendant un office, il plante son couteau dans le bois d’un prie-dieu et joue à le faire vibrer. Les fidèles l’observent du coin de l’œil, inquiets, mais nul n’ose l’approcher. Le soir, quelquefois, il se paye un cinéma porno, moins pour s’exciter que pour pleurer doucement, silencieusement, en pensant au temps où il y allait avec sa très belle femme et la faisait jouir, provoquant la jalousie des épaves dont il fait maintenant partie.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 162.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2012
existence

On croit que la belle page de l’écrivain est le reflet d’une riche existence, alors qu’elle est cette existence accomplie.

Éric Chevillard, « mardi 4 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
débarrasser

Le fou secouait la cloche pour la débarrasser de tout ce bruit.

Éric Chevillard, « mardi 14 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 14 juin 2016
religiosité

Religiosité contemporaine monstrueuse. Pourquoi ? Parce que plus personne, à moins d’être fou à lier, ne croit plus à la résurrection des corps ou à la vie éternelle. L’ennui, c’est que ce soit la seule croyance qui ait disparu. Tout le reste est intact, toute la religion est intacte. Or, c’était la seule croyance qui, parce qu’elle était réellement folle, justifiait la folie religieuse.

Philippe Muray, « 13 janvier 1991 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 409.

David Farreny, 23 fév. 2024
agression

Cioran raconte – peut-être l’ai-je rêvé – qu’un moine d’Égypte, après quinze ans de solitude complète, reçut de ses parents et de ses amis tout un paquet de lettres. Il ne les ouvrit pas, il les jeta au feu pour échapper à l’agression des souvenirs. Il convient de s’évader de sa propre histoire. Celui qui n’a brisé aucun lien est un esclave qui mérite d’être traité comme tel.

Roland Jaccard, « 24 mai 2020 », Le billet du vaurien. 🔗

David Farreny, 24 fév. 2024
manège

Quelle que soit la cause du choc violent qu’il a enduré, le mélancolique souffre d’un ralentissement de son être, infirmité handicapante pour participer pleinement au manège social, sans doute, mais propice à en contempler avec clarté et distinction les rouages, les péripéties, les ridicules, le tragique, et, parfois, à le décrire. Le joyeux, dont la conscience s’oublie dans le présent, ne peut mettre la réalité à distance de son regard alors qu’elle s’offre aux yeux du mélancolique, en proie aux instants qui s’éternisent, comme un spectacle étrange et, néanmoins, jamais surprenant.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer