Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.
Mais non, nous sommes bien seuls.
Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.
C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.
Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.
Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.
Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.
Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.
Tu redoutais l’ennui solitaire, et l’ennui à plusieurs. Mais tu redoutais plus que tout l’ennui à deux, en face à face. Tu n’attribuais aucune vertu à ces moments d’attente sans enjeu perceptible. Tu jugeais que seules l’action et la pensée, qui en semblaient absentes, portaient ta vie. Tu sous-estimais la valeur de la passivité, qui n’est pas l’art de plaire mais de se placer. Être au bon moment au bon endroit exige d’accepter le long ennui des mauvais instants, passés dans des lieux gris. Ton impatience t’a privé de cet art de réussir en s’ennuyant.
Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 98.
Tout le monde est malade, grippe, arête, l’hiver taille en pièces. Genève, elle, est pleine de campagne et je te vois reprenant tes sentes sous les horloges bleues, et dans la nuit, au-dessus du lac, contre la montagne. LA PAIX HÔTEL DE LA PAIX HÔTEL DE sur son parapet. On doit entendre au Richemond des bouts de concerts. Je t’aime même dans mon sommeil. Je lis tard.
Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (15 décembre 1971) », Il faut partir, Fayard, p. 278.
Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.
D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.
Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.
J’allais plusieurs fois les trouver pour leur demander à quoi, dans cette fournaise, ils pouvaient encore accrocher leurs convictions. À rien ou presque : pas de prolétariat industriel, de slums, de coolies. Pas de misère voyante mais un océan de petites gens vivant juste au-dessus, dans le besoin, dans une respectabilité râpée et chagrine qui ne les poussait guère à militer. Apôtres sans disciples, une vertu un peu dévernie leur tenait lieu de programme ainsi qu’une aptitude stupéfiante à argumenter infiniment dans la chaleur, à s’énerver en querelles doctrinales avec les partis frères, n’étant ni staliniens, ni maoïstes, ni castristes, ni titistes mais trotskistes depuis plus de vingt ans et, à l’époque, les derniers sans doute. Les raisons de ce choix semblaient avoir entre-temps quitté les mémoires ; ils s’obstinaient pourtant et tenaient beaucoup, c’était clair, à cette doctrine alors presque oubliée. J’avais l’impression qu’en idéologie comme en négoce nous leur avions une fois de plus refilé du vieux stock et que, s’ils s’attachaient si fort à cette marchandise périmée, c’est qu’instruits par l’expérience ils étaient au moins certains que nous n’allions pas la leur reprendre.
Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 62-63.
Tel est le désir, un besoin maladif qui ne s’éprouve pas comme un manque biologique interne, mais comme un vide biographique intime. Même s’il se rue sur quantité de choses matérielles, nulle d’entre elles ne l’intéresse, sauf si elle possède pour les autres désirs une valeur sociale emblématique dont il pourra alors se remplir un temps, mais un temps bien bref. Si, pour Freud, l’observation des sociétés primitives révèle un trait anthropologique fondamental, c’est précisément le même que l’on retrouve dans les sociétés civilisées : le besoin des individus d’exister aux yeux des autres alors même que les problèmes de survie y sont réglés et les positions de pouvoir réparties. Afin d’éviter ou de différer le carnage, les désirs sont contraints de se jouer la comédie de la reconnaissance réciproque en établissant un système d’échange d’objets, de titres, voire de discours, valorisants pour les ego — reconduisant et attisant par là même les rivalités narcissiques. Bon sauvage ou civilisé décadent, l’humain ne transige pas quant à son amour-propre.
Frédéric Schiffter, « 8 », Philosophie sentimentale, Flammarion.
Les amours comparés de Chateaubriand et de Stendhal constitueraient un sujet psychologiquement très fécond, qui apprendrait certaines choses à ceux qui parlent si légèrement de Don Juan. Voici deux hommes au pouvoir créateur gigantesque. On n’ira pas dire que ce sont deux petits messieurs effrontés — image ridicule à laquelle finit par se réduire Don Juan pour certains esprits très étroits et incultes. Cependant, ils ont tous deux consacré le meilleur de leur énergie à essayer de vivre toujours amoureux. Ils n’y sont pas parvenus, assurément. C’est apparemment une affaire difficile pour une grande âme de tomber follement amoureux. Mais le fait est qu’ils l’ont tenté chaque jour et qu’ils réussissaient presque toujours à se donner l’illusion qu’ils aimaient. Ils prenaient leurs amours beaucoup plus au sérieux que leur œuvre. Curieusement, il n’y a que ceux qui sont incapables de faire une grande œuvre pour croire le contraire : qu’il faut prendre au sérieux la science, l’art ou la politique et dédaigner les amours comme occupation frivole. Je ne juge pas : je me limite à faire remarquer que les grands créateurs humains ont été généralement des gens très peu sérieux, selon l’idée petite-bourgeoise de cette vertu.
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, pp. 50-51.