géométrique

Toutes ces citations ne plairont pas à tous, et celui qui les propose est sans doute le seul lieu géométrique du plaisir et de l’intérêt que chacune contient.

Roland Barthes, « Plaisir aux classiques », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 63.

David Farreny, 11 sept. 2004
désir

N’empêche : ce qui combat le mieux la fatigue, c’est le désir. Beaucoup de gens, en voyage, répètent qu’ils ne peuvent plus s’intéresser à rien parce qu’ils sont fatigués. Mais à moins qu’il ne s’agisse de vieillards, ou de malades, c’est tout le contraire : ils sont fatigués parce qu’ils ne s’intéressent à rien, ou à peu de chose, ou très modérément, par convention. Un palais de plus, une salle d’un musée, une église supplémentaire, c’est pour eux une épreuve ajoutée, nullement une curiosité nouvelle à satisfaire, un plaisir, l’objet d’un désir. Plus chiche leur intérêt, plus grande leur lassitude.

Renaud Camus, « lundi 27 avril 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., p. 154.

Élisabeth Mazeron, 16 avr. 2005
s’envelopper

Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.

David Farreny, 1er janv. 2006
valeur

Je descends par un petit raccourci boueux, entre deux longs murs, pour porter mes lettres à la poste. Je regarde la terre noire et jonchée de minces débris de plante et les souvenirs sont là. D’abord, je ne sais pourquoi, une promenade que je fis avec Olga sur les quatre heures du matin, en juin, dans la rue Eau-de-Robec ; cette nuit-là nous ne nous sommes pas couchés. Ensuite un chemin d’Arcachon, tapissé d’aiguilles de pin, où nous marchions, le Castor et moi, entourés d’un silence poitrinaire ; ça sentait la mer, le sable chaud et la résine. J’ai essayé de penser : j’ai eu tout cela, moi. Comme mon Roquentin qui essaye de penser qu’il a vu le Gange et le temple d’Angkor. Et ça n’a rien donné. Ce que j’aurais voulu surtout, c’était sentir ce personnage maussade et croûteux — qui portait comme chaque jour des lettres à la poste — revêtu de la passion et, pourquoi pas, de la grâce que je pouvais avoir en cette nuit de Rouen. C’était un moment de ma vie qui avait eu une valeur. […]

Cette nuit-là est embaumée ; j’avais une valeur — elle aussi, j’en suis sûr ; je n’étais pas très heureux, je n’avais aucun espoir mais nous étions ensemble et je l’avais à moi pour toute la nuit, et la nuit nous enserrait de tous côtés, c’était inutile de chercher à savoir ce qui arriverait le matin (par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi). Je crois vraiment que cette nuit fut pour moi un moment privilégié ; je me demande quel souvenir elle en a gardé. Peut-être aucun, peut-être avait-elle des arrière-pensées que je ne soupçonnais pas, peut-être la haine du lendemain lui a masqué pour toujours l’abandon de cette nuit. Et puis ce n’est plus la même Olga, ni pour moi ni pour elle. Et moi je ne suis plus le même. C’est ce que je voulais noter ici — et puis je me suis laissé entraîner à décrire cette nuit. Quand le souvenir est venu, je lui ai adressé comme un appel, j’aurais voulu qu’il me colorât discrètement, qu’il me sortît de ma sale peau crasseuse de militaire. Et, en un sens, il a bien répondu, il s’est donné à moi tout autant qu’il pouvait, il s’est ouvert devant moi comme une mère gigogne et a laissé échapper tout un tas d’autres petits souvenirs. Mais il n’a pas fait ce que je lui demandais : il n’a pas mordu sur moi. Ce que je voulais être en somme, c’était l’homme qui a vécu cette nuit. Je ne voulais pas seulement qu’elle fût devant moi, comme un fragment du temps perdu, mais que ma passion d’alors fût en moi comme une vertu. Je voulais justement que ce temps perdu mais vécu avec tant de force ne fût pas, justement, du temps perdu. […] Je me sentais si grêle, si malingre sur ce sentier boueux, tellement « militaire qui va mettre ses lettres à la poste » et seulement cela, que j’aurais voulu m’engraisser de toutes mes amours et mes peines passées. Mais en vain : je me suis senti totalement libre en face de mes souvenirs. C’est la rançon de la liberté, on est toujours dehors. On est séparé des souvenirs comme des mobiles par rien, il n’est pas de période de la vie à laquelle on puisse s’attacher, comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole ; rien ne marque, on est une perpétuelle évasion ; en face de ce qu’on a été on est toujours la même chose : rien. Je me sentais profondément rien en face de cette nuit passée, elle était pour moi comme la nuit d’un autre. J’avais pressenti cette faiblesse désarmée du passé, dans La nausée, mais j’avais mal conclu, j’avais dit que le passé s’anéantit. Cela n’est pas vrai, il existe toujours au contraire, il existe en soi. Seulement il n’agit pas plus sur nous que s’il n’existait pas. Ça n’a aucune importance d’avoir ce passé-ci ou ce passé-là. Il faut, pour qu’il existe, que nous nous jetions à travers lui vers un certain avenir ; il faut que nous le reprenions à notre compte pour telle ou telle fin future. C’est un acte de liberté qui décide à chaque fois de son efficacité et même de son sens. Mais il ne sert à rien d’avoir couru le monde, éprouvé les passions les plus fortes, nous serons toujours, quand il le faudra, ce soldat vide et pauvre qui s’en va porter ses lettres à la boîte ; toute solidarité avec notre passé est décrétée dans le présent par notre complaisance.

Jean-Paul Sartre, « mercredi 13 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, pp. 587-589.

David Farreny, 27 déc. 2006
consentir

Il étendit ses jambes devant lui, le plus loin qu’il put ; et si limité qu’il fût, leur déplacement lui parut interminable. À ce moment-là, le bruit de l’avenue était si fort qu’il n’entendit pas le raclement de ses semelles sur le sable ; et ce fut comme si, la dernière preuve de son existence matérielle lui ayant été retirée, il avait enfin trouvé la clef du passage et de la révélation. Il se sentit soudain soulagé, pardonné, absous ; tout était bien, il s’agissait seulement de consentir. Cette idée le transporta : il lui sembla qu’elle seule était encore capable de mobiliser ses forces déclinantes. Ses yeux se fermèrent, de nouveau, mais sur une lumière douce, accueillante, comme celle d’un matin d’été filtrant à travers des volets qu’on tarde paresseusement à ouvrir. Le fracas de la ville le traversait de part en part, et il n’y faisait pas d’obstacle ; la fraîcheur de l’air vif tendait la peau de son front, celle de ses joues, son menton. Il le devinait, une part de lui-même était déjà prête à s’associer au grand emportement des choses, à leur dérive, à la dispersion environnante. Il sentit même qu’il s’efforçait d’en percevoir la direction afin de s’y joindre, mais il n’y parvenait pas bien. À peine sorti de lui, son élan retombait sans force ou plutôt se figeait à son contour comme une buée tiède.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 63.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
s’attendre

Autrement dit, vivre, c’est espérer vivre, c’est attendre. S’attendre à vivre.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 44.

David Farreny, 12 mars 2008
encoche

Certaines idées ou personnes pour lesquelles on se serait fait tuer semblent, avec le recul, aussi dérisoires qu’une encoche d’ombre un jour de grand soleil. Le cœur pèse alors si lourd dans la poitrine qu’on se retient de se juger.

Michel Monnereau, Carnets de déroute, p. 157.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
molle

La réalité n’invente rien, c’est moi qui invente tout, c’est moi qui dois tout inventer, elle ne sait rien faire, c’est moi qui dois tout lui faire, elle est molle, je fais tout, je dois la prendre en charge, ce qu’elle sait faire, mais elle ne fait rien, ne sait rien faire, elle se laisse aller, je suis obligé de la remonter, de la reprendre, de la charger, de la remettre sur pied, d’inventer, de découvrir ses lois, de créer ses lois de toutes pièces, elle n’est pas capable de signer la moindre de ses lois, de créer par elle-même le plus petit aspect, le plus petit relief, le moindre son, je suis obligé de toute l’articuler, elle est complètement inarticulée, molle, invertébrée, glissante, stupide, elle n’a pas d’invention, je suis obligé de faire le lien, elle ne lie pas, elle reste hébétée, et molle, et stupide, elle marque, elle ne sait pas marquer, je suis obligé de tout marquer, elle ne produit rien, elle glisse, elle ne va pas dire, elle ne sait rien dire, je vais tout dire, je vais répéter, je vais former, je vais construire, je vais dire, je vais moduler, je vais la faire pencher, elle ne penche pas, elle n’invente pas, elle n’a pas d’invention, elle n’est pas étrangère, elle ne sait pas ce qu’est l’étrangeté, il faut tout lui dire, je vais tout lui dire, je vais toute la faire, la remonter, la charger, la répéter, la réalité ne sait pas dans quel sens aller.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 70-71.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
perspective

Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.

Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 24 avr. 2024
galets

Bien résolu à mourir, j’ai lesté mes poches de galets et je me suis jeté à l’eau. Mais j’ai ricoché à la surface, ricoché, ricoché — je ricoche encore.

Éric Chevillard, « lundi 29 avril 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer