virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
simple

La psychologie des personnages, elle aussi, semble abonder en contradictions, comme chez Proust : de même que dans la Recherche, les appréciations morales sur tel ou tel sont suivies d’exemples qui les contredisent, une même série d’adjectifs peut en receler plusieurs qui semblent tout à fait antagonistes ; mais il n’est pas exclu qu’il s’agisse là d’un simple souci d’exactitude.

Renaud Camus, « lundi 7 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 499.

David Farreny, 28 sept. 2007
épigones

C’est aussi la raison pour laquelle les épigones rassurent, et ont souvent plus de succès que les écrivains qu’ils en viennent à imiter (la raison pour laquelle le public, à l’image des critiques, préfère Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq à La sorcière de Marie NDiaye, ou encore fait un triomphe aux pièces de Yasmina Reza quand celle-ci a su transposer dans le monde du divertissement stérile les innovations dramatiques de Nathalie Sarraute) : ce n’est pas que ces épigones soient intrinsèquement moins difficiles à lire, c’est qu’ils sont infiniment moins inquiétants au regard du tissu de nos certitudes et de nos habitudes – quand ce tissu, chez les plupart des « lecteurs » ou plus exactement des consommateurs de livres, a acquis au fil des ans la rigidité amidonnée du linceul, cette rigidité qui leur fait trouver Nietzsche difficile, quand sa langue coule comme le miel jusqu’en sa traduction, et Philippe Labro facile, quand il est illisible à force de piéger le sens dans le marais inextricable des clichés les plus remâchés.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 21.

Cécile Carret, 26 août 2009
racheter

Tu te disais : ces choses banales et qui sont à n’importe qui, elles vont devenir moi. Ils verront, tous, ceux qui l’ignorent, à quel point je suis malin. Je passe pour intelligent, oui, mais toute intelligence est hypothétique. On ne sait pas où elle est, on ne l’a jamais sous les yeux. Avec le livre, elle deviendra visible, indubitable. Ce sera l’intelligence absolue, celle qu’on peut toucher, celle pour laquelle on fait un chèque au libraire. Le problème, bien sûr, c’est qu’à vouloir paraître malin, on l’est moins. Or toute la ruse est là : je ne serai pas mon livre. Il se sera produit malgré moi, je me serai montré intelligent sans le faire exprès. L’auteur d’un livre est innocent de son propre génie. Voilà ce à quoi il faut parvenir : être justifié par le livre, et en même temps rester au-dessus de ça. Aussi tu t’évertuais devant ton écran à être et à n’être pas ton livre, à l’écrire sans l’écrire. Avec cette technique, il n’avançait pas beaucoup.

Tu en avais pourtant besoin. Ces longues stations à ton clavier t’évitaient de devoir admettre que tu n’étais que toi. Tu n’imaginais pas qu’on puisse ne pas vivre un pied dans l’éternité, dans ce monde comme si on n’était pas déjà, en partie, hors du monde. Aussi demeurais-tu incapable de comprendre les réactions et les motivations de tous ceux qui ne pouvaient pas, au prix de ces heures à frapper sur des touches, se racheter de leur vie.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, pp. 244-245.

Élisabeth Mazeron, 5 nov. 2009
sonorité

On passait par des villages, on en manquait aussi, qu’on voyait sur le côté avec leur clocher émergeant des maisons au bout d’une vicinale, et de temps en temps également on voyait des vaches, et toujours au loin ces rondeurs boisées qui se rapprochaient parfois et qu’alors on grimpait. Depuis la pause, Claire avait l’air moins tendue, à un moment il m’a semblé la voir de nouveau sourire, ou accueillir en elle un sourire, plutôt, qui lui venait de l’intérieur et qu’elle ne maîtrisait pas. Tout de suite après son visage est devenu impénétrable. Vous allez où, finalement ? a-t-elle dit soudain. Qu’est-ce que vous faites ? Je ne sais pas, ai-je répondu immédiatement, je roule comme ça, je me déplace, je n’ai pas d’a priori. Pour l’instant, je vous l’ai dit, je me dirige vers Mende. Je n’avais pas envie de lui dire que j’allais à Marseille, comme, je m’en rendais compte, je l’avais finalement décidé. D’abord parce que je ne voulais pas qu’elle puisse me situer dans un projet auquel elle aurait pu, peu à peu, adhérer. Ensuite parce que Marseille s’était peu à peu imposé à moi comme mot, et non prioritairement comme destination. J’ignorais comment Marseille, donc, l’avait emporté sur Nice, comment sa sonorité avait pris le devant, mais c’était un fait, je me dirigeais actuellement vers la sonorité de Marseille.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, pp. 65-66.

David Farreny, 22 sept. 2011
lecteur

Les oiseaux braillent si fort, et parmi eux des chieurs, des lâcheurs de fientes, même en plein vol, qu’il les entend à l’intérieur de l’habitacle pourtant toutes glaces levées.

Il baisse la sienne.

Il les entend nettement plus fort.

Vous êtes sûr ? m’écrit un lecteur.

Échange de courrier.

Bon, allez, faut avancer, se dit-il.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 2 mars 2012
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
consomme

Un interminable et mélancolique après-midi de dimanche, qui consomme des années entières, qui se compose d’années. Tour à tour désespéré dans les rues vides, puis, calmé, sur mon canapé. Étonnement, parfois, devant les nuages absurdes, sans couleur, qui défilent presque continuellement. « Tu es mis en réserve pour un grand lundi. » « Bien parlé, mais le dimanche ne finira jamais. »

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 516.

David Farreny, 9 nov. 2012
au-delà

Il n’y a que dans les rêves des vivants dont ils furent proches que les morts réellement réapparaissent et peuvent même connaître de nouvelles aventures. Nous dormons pour que vivent les morts. La nuit, ces fantômes s’incarnent dans nos corps. C’est en vérité cela, l’au-delà.

Éric Chevillard, « vendredi 5 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
substance

Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.

David Farreny, 13 sept. 2014
réactionnaire

Ce que dit le réactionnaire n’intéresse jamais personne. Ni quand il le dit, car cela semble absurde ; ni au bout de quelques années, car cela semble évident.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite, p. 31.

David Farreny, 26 mai 2015

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