Si la littérature approche et rencontre parfois la vérité c’est qu’elle est un des chemins détournés du retour à la vie.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 33.
Et moi qui n’ai pas
une seule cellule imaginative
incroyable l’invention diabolique
que je déploie
en manœuvres dilatoires
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 67.
Et les soirs de 14 Juillet commencés pourtant dans la bonne humeur, son uniforme neuf astiqué, entre les clairons et les trois couleurs, les zouaves et les turcos, le ciel bleu, les soirs de prise de la Bastille on n’a rien pris et on finit par rester tout seul à une table dans un bistrot près du port, avec devant soi la mer qui est noire, les amis qui vous ont laissé à vos radotages, les jeunes mauvais qui vous regardent et rient avec les écaillères, la blanche qui coule dans la barbe et l’uniforme neuf qu’on a taché, et quand en colère on se lève, qu’on pousse la chaise et qu’elle tombe, ce n’est plus révolte, ce n’est plus acompte pris sur la république à venir, c’est la république elle-même qui tombe dans cette chaise qu’on regarde avec stupeur et quelque chose comme des larmes, ultimes mais qui pourtant ressemblent à du bonheur, la république délicieusement perdue, effondrée là, dans le passé ; quand on rentre à plus de minuit on est un vieil homme saoul, et dans une ruelle obscure où l’on reprend souffle on voit les feux d’artifice éclater là-haut soudain comme des dahlias de Vincent, quelles mains les cueillent, quel troupeau céleste les broute, et alors on faiblit, comme une bonne femme on se dit que Vincent est au ciel. On lui parle.
Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 50.
On n’a jamais retiré un cadavre de l’Amazone.
On n’a jamais trouvé un cadavre dans l’Amazone.
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 228.
Mercredi – Derrière une fenêtre, à Jaurès, est suspendu un fil. Épinglés le long de ce fil cinq rectangles de papier, ou six, dont nous ne voyons que le dos. S’agit-il de photos qui sèchent à notre barbe, de recettes de cuisine, de mots d’amour ? Ou encore de factures, de partitions, de menaces ? De mouchoirs rêches, d’esquisses ? Je penche pour des rideaux pris au second degré.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 20.
Elle semblait s’entêter. Qu’elle fût en même temps flasque et résistante les inquiéta. Ça ne leur disait rien, ne leur rappelait rien. Une manière de film gras, opalescent, de voile laiteux, comme une bouffée de fumée figée, enduisait la surface qui leur glissait entre les doigts sans les graisser pour autant, du gras non gras. En même temps, gentille, ouverte à toutes les comparaisons.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.
Le vrai mendiant d’amour (c’est-à-dire le véritable angoissé) ne veut pas être aimé à cause, mais malgré.
Renaud Camus, « lundi 30 novembre 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 512.
Deuxième jour aux Hayes. Cerisiers du Japon en fleur blanchissent sous le soleil vertical, doublent leur effet rose au couchant, comme les pigeons-paons devenus des flamants. Azalées du Japon en fleur. Premiers lilas, fin des forsythias. Les arbres mutilés par la hache repartent par leurs branches les plus fines. Oseille en pleine force. Fin des magnolias. Les rosiers sont rouges, avant d’être verts ; ils commencent leur vie par l’automne. Les vieux buis reverdissent ; on déshabille les lauriers-sauce de leur plastique. On pique les chatons de deux mois contre le typhus des chats. Fin des narcisses. Les lavandes sont devenues des buissons.
Paul Morand, « 2 mai 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 509.
On peut sortir de l’ennui ou essayer d’en faire sortir autrui en (se) proposant une activité, une relation ; en interprétant l’ennui comme un appel (comme on le dit de certains suicides) : appel à l’aide, appel du vide à ce qui pourrait le remplir.
Quand on agit ainsi, on suppose qu’il est bon non seulement de sortir de l’ennui, mais de se détourner de lui.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.
La fatigue agit comme le fixateur sur l’épreuve photographique ; l’esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l’esprit bat nu la campagne, s’engoue tout entier d’un rythme qui l’obsède, d’un éclairage qui l’a séduit, du suc inexprimable de l’heure qu’il est.
Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 50.
Autant que la gravité, elle avait en grippe l’insistance et la bêtise. Au lendemain d’une soirée de théâtre, alors qu’elle venait d’étriller devant son fidèle auditoire l’auteur dont, la veille, elle avait vu la pièce, un fâcheux s’obstina longuement à la contredire et crut bon de lui faire remarquer que ce soir-là, justement, le public s’était montré enthousiaste. « Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, si le public a aimé, il est bien le seul ! »
Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.