Qu’est-ce que le passé, sinon une intense prémonition de l’inévitable ?
Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 207.
Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.
Le présent n’est pas dans ce qu’on espère. La vérité n’est pas dans ce qu’on imagine. Être vous prend par surprise. Vivre ne se tient pas tapi au milieu du désir — mais plutôt, peut-être, au cœur des coïncidences, parmi l’inattendu et l’inenvisagé, dans l’écorce d’un quotidien paradoxal, le quotidien des autres, où nous serions tombés du ciel en autocar ou en jeep, dans le Bardastrandar, sur les contreforts du Pinde, dans la sierra de Gredos, entre les Batuecas et les Hurdes.
Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., pp. 117-118.
Étrange mois d’août que celui qui s’achève. Le premier, depuis sept ans, que je n’aurai pas passé à écrire, et, de ce fait, reposant, pacifique, malgré le labeur d’esclave qui l’a rempli, sans l’ébranlement, les poisons mortels du travail de plume. Il y avait infiniment à faire mais c’étaient des choses précises, successives, qui ne réclamaient que du temps, les outils adéquats, une quantité déterminée d’énergie et pour lesquelles il existait a priori une solution.
Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 1989 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 828.
Ou bien on allait à la pêche, pour manger des haricots verts en salade dans de la vaisselle en aluminium, sous ces arbres encore plus beaux de s’appeler des charmes. Palpitante d’éclats, de reflets, d’obscurités, hâtive ou paresseuse, la Meurthe remuait doucement les feuillages comme une femme qui se déshabille. On voulait tout saisir. Les ablettes rejetées dans l’herbe y luisaient comme des clés vivantes, et un éboulement insensible et tendre nous emportait.
Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard.
Tu conservais tes agendas des années passées. Tu les relisais quand tu doutais d’exister. Tu revivais ton passé en les feuilletant au hasard, comme si tu survolais une chronique de toi-même. Il t’arrivait de trouver des rendez-vous dont tu ne te souvenais plus et des gens dont les noms, écrits de ta main, ne t’évoquaient rien. La plupart des événements te revenaient cependant en mémoire. Tu t’inquiétais alors de ne pas te souvenir de ce qu’il y avait entre les choses écrites. Tu avais aussi vécu ces instants. Où étaient-ils passés ?
Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 30.
Veuillez ne pas régler mon visage
Le défaut est en moi
Ma bouche est une forêt après l’incendie
Mon cœur un petit squelette de poisson
Elles sont belles ces cicatrices
C’est mon visage
La mort est le récit de la mort
La tête qui tombe de la guillotine pense
« Ce n’est qu’un instant »
L’animal blessé fuit et la mort court à ses côtés
Ensuite c’est la monotonie intense
Tel un disque rayé
rayé
rayé
Ce qui l’empêche de se lever est une certaine pesanteur, le sentiment d’être à l’abri quoi qu’il arrive, le pressentiment d’un lieu de repos qui lui est préparé et n’appartient qu’à lui ; ce qui l’empêche de rester couché est une inquiétude qui le chasse de sa couche, sa conscience, son cœur qui bat interminablement, sa peur de la mort et son besoin de la réfuter, tout cela l’empêche de rester couché et il se relève. Ces hauts et ces bas, ainsi que quelques observations rapides et insolites faites par hasard sur ces chemins constituent sa vie.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 501.
L’enfant est une inhibition active. Il empêche le réveil complet, c’est-à-dire la mort de l’espèce. Les théologiens n’osent pas le dire, mais ils voudraient ce réveil total, entraînant le Jugement logique. L’enfant fait durer. Il n’y a pas plus antithéologique que l’enfant. Il est là aussi pour cacher qu’il n’y a pas eu de rapport sexuel. Tout cela est très clair : si je suis avec une femme et que je n’ai pas eu d’enfants, c’est qu’il y a ou qu’il y a eu rapport sexuel. Si j’ai avec elle des enfants, on peut en douter. On peut se dire en tout cas qu’à un certain moment elle a estimé que ça suffisait comme ça. Elle a déclenché le processus de séparation par l’enfant. L’enfant est le divorce in vivo des parents.
Philippe Muray, « 10 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 46.