deviner

Personne ne saurait même deviner l’infini de ma désertion.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 377.

David Farreny, 20 mars 2002
s’ennuyer

De retour chez lui, il monte dans sa chambre, tire les rideaux, se glisse dans son lit, éteint la lumière. Cette nuit encore, ses rêves seront fabuleux. Assez des vieilles histoires de famille et de leurs pauvres variantes œdipiennes, de la nostalgie rancunière, des visites répétées du grand-père défunt et autres apparitions nocturnes du boulanger quotidien. Il n’y a vraiment aucune raison de s’ennuyer en dormant.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, p. 105.

David Farreny, 24 mars 2002
sculpture

La « sculpture de soi », c’est l’exercice permanent du jugement, et donc du choix, moral et esthétique. Si l’héritage familial c’est la méconnaissance de l’art, de la beauté, de l’interrogation ontologique ou du souci de la langue, le « sculpteur de soi » peut choisir de quitter, sans nécessairement le renier, et sans mépris, cette part-là de l’héritage. Mais le même héritage peut être en même temps un ciel, une lumière, un ensemble de mythes et de noms, et de prénoms, tout un roman familial ou collectif dont l’être peut tirer une partie de sa saveur et, pour moi, en tout cas, une grande part de sa séduction.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 267.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
pauvres

Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu : si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est grâce à ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs — et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 96.

Guillaume Colnot, 13 juin 2002
délivrance

Tout au long de ces poèmes, dont la suite couvre l’essentiel de notre histoire nationale, on peut reconnaître, dans un sentiment intense de familiarité, les archétypes mêmes de nos grands moments poétiques, du Moyen Âge aux surréalistes, à Éluard (à l’exception des classiques décidément étrangers à toute circulation populaire). De ce qu’on est convenu d’appeler la grande littérature, ces textes ont les audaces essentielles : le raccourci, l’irrationnel, l’aplomb d’un langage qui ne s’étonne ni ne s’émerveille jamais de lui-même et refuse la complaisance rhétorique, en bref un état merveilleux d’inéloquence que nous avions accoutumé de reconnaître comme le pouvoir des très grands auteurs. Voyez un détail, par exemple : comme la chute de tous ces poèmes est pudique, hostile au coup de trompette des clausules traditionnelles.

On aimerait imaginer une philosophie de l’histoire littéraire qui donnerait à la suite de nos poètes connus cette table de poèmes populaires comme un archétype platonicien de la poésie : nous avons bien ici une idée de la littérature, dont les belles-lettres sont comme le reflet historique. En lisant au hasard parmi les proverbes populaires qui terminent ce Trésor : Dieu mesure le vent aux brebis dépouillées, ou La clef qui sert est toujours claire, est-ce que je n’accomplis pas en moi un état d’évidence immédiate, un sentiment de nutrition, de délectation qui fondent la littérature comme une parole de délivrance et de bonheur ?

Roland Barthes, « Trésor ouvert, trésor retrouvé », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 571.

David Farreny, 17 nov. 2004
droit

En ce qui concerne le maintien du corps, ce qui s’offre au premier coup d’œil c’est la station droite de l’homme. Le corps animal court parallèlement au sol. La gueule et l’œil suivent la même direction que l’échine. L’animal ne peut de lui-même faire cesser ce rapport avec la pesanteur, qui le distingue. L’opposé a lieu chez l’homme, puisque l’œil regardant en avant, dans sa direction naturelle, fait un angle droit avec la ligne de la pesanteur et du corps. L’homme peut aussi, à la vérité, marcher à quatre pattes, et c’est ce que font les enfants. Mais, aussitôt que la conscience commence à s’éveiller, il rompt le lien animal qui l’attache au sol, il se tient droit et libre. Se tenir droit est un effet de la volonté.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La sculpture, art classique », Esthétique, P.U.F., p. 49.

David Farreny, 7 fév. 2008
vingt-deux

Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d’elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu’à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu’elles, que le vaste et complexe système de l’Univers n’a d’autre raison d’être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l’affaire et remet sa démission.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, pp. 128-129.

David Farreny, 12 mars 2008
déjà

Vous savez, c’est le soir qui s’estompe comme vous l’aimez, les corneilles sur les halliers, les ailes royales, le velouté des guêpes, les tiges rameuses, les fleurs roses ou purpurines, les odeurs sucrées, piquantes, un peu amères, les pétales toniques et déjà les boissons rafraîchissantes à base de vin blanc.

Dominique de Roux, « lettre à Gabrielle de Lestapis (25 mai 1959) », Il faut partir, Fayard, p. 112.

David Farreny, 21 août 2008
petitesse

Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais […].

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 211.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
île

Le temps où je n’ai pas été au monde est une île de mots sur laquelle je tente inlassablement de prendre pied tout en sachant qu’on n’y sera que fantôme, l’autre côté n’étant que le royaume de la noire illusion, aucun vivant ne franchissant cette mer inconnue, sinon sous forme de métaphores qui ne sont qu’une anticipation de notre propre mort. Je me retire de ce seuil : la vie n’est pas la gestion plus ou moins raisonnable et heureuse de moments qui se succèdent comme des nuages, mais une série d’actes souvent obscurs, incompréhensibles à autrui, sinon à nous-mêmes, que nous passerons notre vie non pas à essayer d’éclaircir mais à en mesurer l’ombre portée sur un futur où nous ne serons plus.

Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, pp. 65-66.

David Farreny, 25 août 2013
gains

À ses moments de lucidité, il ne voit personne, ne parle à personne. Ses moments de lucidité sont nombreux. Le calme règne. Ce n’est que très rarement qu’une lucidité supérieure illuminante lui enjoint de se montrer sociable et communicatif comme on doit l’être. Brève ébriété mais erreur funeste. Une ou deux soirées suffisent et c’est la banqueroute : tous ses gains perdus d’un coup.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 12 juin 2014

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