maisons

Plus que de la laideur, à mon avis, le XXe siècle fut le siècle de la camelote. Et rien n’en témoigne mieux que tous ces pavillons qui éclosent le long de toutes les routes et à l’entrée de toutes les villes, petites ou grandes. Ce ne sont pas des maisons, ce sont des idées de maisons. Elles témoignent pour une civilisation qui ne croit plus à elle-même et qui sait qu’elle va mourir, puisqu’elles sont bâties pour ne pas durer, pour dépérir, au mieux pour être remplacées, comme les hommes et les femmes qui les habitent. Elles n’ont rien de ce que Bachelard pouvait célébrer dans sa poétique de la maison. Elles n’ont pas plus de fondement que de fondation. Rien dans la matière qui les constitue n’est tiré de la terre qui les porte, elles ne sont extraites de rien, elles sont comme posées là, tombées d’un ciel vide, sans accord avec le paysage, sans résonance avec ses tonalités, sans vibration sympathique dans l’air.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 470.

David Farreny, 19 mai 2002
lire

Lire est de même se retirer du monde, peu ou prou, s’approcher de la fontaine, traiter de pair à compagnon avec la nuit. « Je n’y suis pas », dit l’homme qui lit : je suis sorti de moi par l’œil, le souffle et la virgule, ce corps n’est celui de personne, respectez-le comme tel, vous avez raison d’avoir peur. Toute phrase est une clef des champs. Mais les champs sont à leur tour autant d’incipit, les bois des guillemets, dans cette ferme abandonnée nous aurions bien tort de ne pas reconnaître une victime, encore une, de la concordance implacable des temps. Je parle d’une source : c’est une source qui parle.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., p. 23.

Élisabeth Mazeron, 22 nov. 2003
vivre

Partout, les hommes, s’ils veulent vivre, doivent croire la vie précieuse et belle, et, ce faisant, ils se fâchent contre celui qui se permet d’en juger autrement.

Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 233.

David Farreny, 9 nov. 2005
conversation

Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage, j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins, de ceux qu’imagine un auteur qui aurait rêvé la vie d’hôtel sans quitter sa cuisine. Ce n’étaient que bottines à tiges, pourboires infimes, redingotes et propos superflus. La première fois que j’y recourus — chez un coiffeur du quai de la Save, parmi les crânes tondus et les ouvriers en salopettes — je tombai sur :

Imam, li vam navostiti brk ? — dois-je cirer vos moustaches ? — question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :

Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima — à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 34.

Cécile Carret, 30 août 2007
élytres

Je me suis mis au travail, une flaque de sueur sous chaque coude, en sachant bien que je trichais, que j’avais peur, que je m’attachais au mât comme UIysse. Il s’agit d’autre chose ici. La nuit regorgeait de lenteur d’un silence interrompu seulement par le bref galop des chèvres qui tondent les bastions, ou le bourdonnement de je ne sais quelle beste dans ma toiture. Pour me donner du cœur et garnir un peu mon carquois, j’ai fait le compte des chambres où je suis passé depuis mon départ. C’est la cent dix-septième. La prochaine risque d’attendre longtemps son tour. Il faut bien s’arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique, faire un peu chanter ses élytres, non ?

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 33.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
klaxon

Langre accélérait sur la rocade, gonflé par les rayons du jour qui déclinait comme des forces. […] Langre roulait. Langre doublait, Langre tapotait parfois le klaxon qui poussait un cri de poule artificielle.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 99.

Cécile Carret, 27 août 2009
pas

Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce que qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui sous le silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table ou la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. Et dites-moi aussi ce qui, en tout lieu et à tout instant, de façon si impérieuse, vous persuade de ne rien noter dans le carnet qui se trouve pourtant dans votre poche, flétri par les pauvres tâches que vous lui confiez, d’agenda ou de répertoire. Je ne comprends pas. Expliquez-moi. Parlez, si vous ne voulez pas écrire. Expliquez-vous ! Vous vous réfugiez dans le commerce, les affaires, la boulangerie-pâtisserie, le sport, l’enseignement, la plomberie, la politique, l’horticulture, est-ce bien glorieux ?

Toute cette peine vraiment pour ne pas écrire ?

Vous grimacez bien parfois devant votre miroir, vous faites jouer vos muscles, vous poussez votre voix, n’éprouvez-vous donc pas le besoin de vous approprier votre langue maternelle comme vous vous êtes approprié votre corps ? Vous n’auriez pourtant pas consenti à grandir et vivre in utero, je suppose. Vous avez voulu pousser dans les directions qui étaient les vôtres. On connaît votre silhouette, votre démarche. Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Comment faites-vous ? Comment vous y prenez-vous, chaque jour à la même heure, pour ne pas écrire, et encore, en tout lieu et à tout instant, pour ne pas écrire non plus ? Pour n’extraire jamais le petit carnet de votre poche – est-il cousu dedans ?

Mais alors qu’est-ce que l’encre pour vous, qu’est-ce que le papier ? Qu’est-ce que la solitude ? Votre passé est-il donc définitivement passé ? Et qu’y a-t-il dans vos tiroirs ?

Mais alors jamais vous n’avez le désir de sortir de votre vie, de quitter aussi votre corps, et d’observer le manège depuis une position écartée ? Et puisqu’il faut vivre quand même, ne souhaitez-vous jamais contrôler davantage la situation ? Ne pas seulement répondre et vous adapter aux circonstances du jour, mais soudain détenir les pleins pouvoirs, agir à votre guise, mener la danse et pourquoi pas aussi tyranniser un peu les populations ?

C’est donc avec une éponge et une bassine que vous allez maîtriser l’orage que vous sentez gronder en vous ?

Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous ne puissiez vous permettre de ne pas écrire ? Puisque, selon certaine légende qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n’avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? Et s’il est vrai que ce monde n’existe pour l’homme que tant qu’il le nomme, vos congénères ne finiront-ils pas par vous en vouloir de ne jamais en placer une ? Et votre contribution ? On l’attend toujours ! Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ?

Pendant ce temps-là, qui nourrit votre tigre ?

Ou devrais-je plutôt vous admirer ? Quelle force il vous faut, en effet, pour ne pas écrire ! Quelle résistance ! Quel aplomb ! Quelle formidable volonté ! Et comme vous êtes bien bâti pour la vie ! Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Mais parce que le monde s’ouvre devant vous, parce que votre bouche ne trouve rien à redire ni votre œil rien à déplorer. Écrire risquerait de compromettre cette belle harmonie.

Il n’en résulterait que désordre, panique, confusion, cacophonie.

Dois-je comprendre cela ?

Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ?

Être le rossignol dans la haie !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 144.

Cécile Carret, 9 mars 2014
justesses

À propos de Charade, téléphonage de Sauveur, à l’instant. Mais Ph. était à proximité, et bien que je ne souhaite faire nul secret, j’en étais gêné pour parler, comme chaque fois que je dois entretenir un échange avec deux personnes à la fois, ou bien avec une seule mais en la présence d’un témoin. Il ne s’agit nullement de ce qu’on peut dire ou ne pas dire, il s’agit d’une question de ton, d’un problème de justesse musicale, en somme. Il s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans la conception vague mais persistante que je peux me faire du langage, du discours, de la vérité, auxquels je ne sais pas prêter de vérité stable, absolue, mais seulement des justesses de circonstance, partielles, historiques, dépendantes de l’heure ou du siècle, de l’humeur ou du “locuteur”.

Renaud Camus, « Paris, rue Saint-Paul, samedi 31 décembre 1988, 6 heures et demie du soir », Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 370.

David Farreny, 7 mars 2024
moyens

Ma paresse frise la monstruosité ; je suis trop raisonneur pour faire un visionnaire ; aucun dieu n’a jamais daigné me ventriloquer. Autant dire que l’évocation de ces formes de génie, toutes au-dessus de mes moyens, me déprime. Plus démoralisant encore est Aristote. « Les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient mélancoliques, dit-il, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme le mythique Héraclès – dont les anciens disaient qu’il souffrait de la “maladie sacrée”, nom donné au mal des épileptiques. » Je partage les maux d’Héraclès. Une sombre toxine circule dans mes artères et, parfois, le haut mal me terrasse. Mais je n’ai pas sa carrure. Mon seul héroïsme consiste à assommer mes démons intérieurs avec la massue de la chimie. C’est entre deux crises, pendant une éclaircie euphorique, que je tente d’écrire. […] Grâce à Montaigne, j’ai perdu tout complexe d’humilité à l’égard des grands auteurs dont, étudiant, je me gardais de relever et de commenter les obscurités, sinon les absurdités. Puisque, disait-il, les maîtres ne font que s’« entregloser », pourquoi s’interdire de reprendre les pages de l’un d’entre eux, ancien ou contemporain, et de griffonner remarques ou objections qui, même éparses et décousues, pourraient devenir à leur tour les éléments d’un essai personnel ? Montaigne confessait aussi que, quand il se hasardait à une méditation, il ne se sentait pas tenu de traiter à fond son sujet ni de n’en pas changer si cela lui plaisait. C’est devenu ma méthode. Du dialogue avec un philosophe, je passe à une conversation avec moi-même. Mon propos me barbe ? Je brise là. Il me tient à cœur ? Je le lâcherai plus tard, dès qu’il me rasera. Montaigne disait : « Je ne suis pas philosophe », ou, à la rigueur, « imprémédité et fortuit ». Sur mes cartes de visite, j’ai fait graver : « Philosophe sans qualités ».

Frédéric Schiffter, « Génie et pharmacie », Le philosophe sans qualités, Flammarion.

David Farreny, 26 mai 2024

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