Ô créateur de l’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens de ma prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que, ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire ; ma poitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plus à l’aise, l’air embaumé des champs ; tandis que, lorsque j’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, de t’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné de l’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne me semble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le recul des immenses solitudes.
Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, Robert Laffont, p. 649.
L’aventure s’est délayée dans l’ennui. Voilà des semaines que la même savane austère se déroule sous mes yeux, si aride que les plantes vivantes sont peu discernables des fanes subsistant çà et là d’un campement abandonné. Les traces noircies des feux de brousse paraissent l’aboutissement naturel de cette marche unanime vers la calcination.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 381.
La régression temporelle ne peut que nous révéler une éternité antérieure dont absolument rien n’a pu être absent ; car nous ne pouvons pas concevoir que l’éternité qui nous suivra puisse réaliser quoi que ce soit de plus que la première.
Emil Cioran, « Maurice Maeterlinck », Solitude et destin, Gallimard, p. 265.
Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.
Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage, j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins, de ceux qu’imagine un auteur qui aurait rêvé la vie d’hôtel sans quitter sa cuisine. Ce n’étaient que bottines à tiges, pourboires infimes, redingotes et propos superflus. La première fois que j’y recourus — chez un coiffeur du quai de la Save, parmi les crânes tondus et les ouvriers en salopettes — je tombai sur :
Imam, li vam navostiti brk ? — dois-je cirer vos moustaches ? — question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :
Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima — à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 34.
J’ai vieilli d’un an. Mon existence se partage, désormais, en deux moitiés, l’une, la première, obscure, immanente, sans but, l’autre déchirée par la conscience que je suis, qu’il importe d’y voir clair, de se déterminer par rapport à ce qui en vaut la peine, d’agir en conséquence. L’ennui, c’est que mille choses me touchent, me hèlent, s’offrent à ma joie. Cent vies n’y suffiraient pas. C’est pourquoi je les mène en rêve.
Pierre Bergounioux, « mercredi 25 mai 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 208.
Les vieilles restaient impavides en face de moi, à une distance moyenne de deux cent trois mètres. J’aurais aimé leur expliquer pourquoi je façonnais autre chose que des petites anecdotes limpides et sans malice, et pourquoi j’avais préféré leur léguer des narrats avec des inaboutissements bizarres, et selon quelle technique j’avais construit des images destinées à s’incruster dans leur inconscient et à resurgir bien plus tard dans leurs méditations ou dans leurs rêves.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 95.
Il avait comme particularité, à mes yeux, que le dessus de son crâne s’ornait d’une excroissance, une « loupe » disait-on, qui m’avait d’abord paru monstrueuse, et que j’avais fini par considérer plus simplement comme lui appartenant ou le définissant : avec les années, on élargit l’idée qu’on se fait de l’humanité. Ou plus exactement : on brise le carcan d’idées convenues qu’on s’était fabriqué pendant l’enfance pour tenir à distance la multiplicité déroutante des choses.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 51.
Le numérique est la fin de la pensée ondulante. Le numérique est la pensée remplacée par le stockage de mémoire, la dictature de la quantité et de l’absence de choix. Au Moyen Âge les scolastiques construisaient des Théâtres, des Palais de la mémoire, architectures imaginaires pour loger leurs souvenirs, tels des gratte-ciel au fond de l’hippocampe, des Manhattans dans chaque cellule. Tout cela est fini, il n’y a plus la volonté, il n’y a plus que les serveurs, les machines à stocker. Peu importe. J’aurai bientôt tout oublié.
François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 145.
Ce matin, un instant de paix délicieuse, de chaleur, de détente, en m’éveillant. Après un moment de plaisir profond, j’ai pensé : C’est des moments comme celui-ci que quelque chose de divin, peut-être seulement d’amoureux, se manifeste, mais c’est si simple que je ne suis pas capable de le reconnaître.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 146.
Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.
Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗
L’existence de l’œuvre d’art prouve que le monde a un sens.
Même si elle ne dit pas lequel.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 19.