Sous le couvert des arbres entremêlés, entre les rochers et les lianes, à Mauroux, incroyable profondeur du champ, comme sur les vieilles photographies sur verre, doubles, en relief quand on les regarde dans l’appareil.
Silence parfait le long du chemin, au retour. Il ne manque plus que notre disparition.
Les chiens sont gais et vigoureux, jeunes, contents d’être là, contents d’être avec moi, ravis. Ils furètent en remuant la queue, ils sautent d’un rocher à un autre, ils dénichent partout des bâtons qu’ils viennent déposer à mes pieds afin que je les lance pour eux. Tout est beau, les sentiers sont cordiaux, on dirait que l’air nous aime. Formidable afflux d’être. Il suffirait, pour décider d’être heureux, de rabattre toute espérance sur l’instant. Je n’ai pas d’amour, je n’ai pas d’argent, je n’ai aucun succès, je suis seul, seul, seul, mais ceci, ce maintenant, ce silence, cette paix, cette gravité transparente du paysage sont un émerveillement.
Renaud Camus, « samedi 18 octobre 1997 », Derniers jours. Journal 1997, Fayard, pp. 325-326.
Dans les galeries de ce terrier aérien, la bête insensée que nous sommes, meurt de s’unir à la bête future que nous enfermons, et que nous poursuivons, et que nous ajustons, dehors, aveuglément, avec une arme sans défaut qui ne peut abattre que nous.
Jacques Dupin, « L’embrasure », Le corps clairvoyant, Gallimard, p. 170.
Il serait certes très sympathique de ma part, libéral et démocratique, d’entrer dans cette vision égalitaire des choses. Mais je ne le peux pas. Je n’ai plus le temps de faire des concessions, et de ne pas vivre de toute urgence selon ce que je pense : qui est à peu près, au fond, que « la vie de l’esprit », comme dit noblement Finkielkraut, est l’avenir de l’homme, non pas son avenir promis, certes, mais son avenir idéal, celui vers lequel il doit tendre, constamment, de toutes ses forces, le seul garant de sa dignité mais aussi le principal instrument de son bonheur.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 90.
Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.
Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.
Devant l’étagère à livres. Je m’en sortis un dont la couverture illuminait à peu près convenablement ma face ; dos de cuir vert foncé avec étiquette vert clair : “J.A.E. Schmidt, Manuel de la langue française, 1855”. Je l’ouvris au hasard page 33 : “Auget = petit canal de planche où l’on enferme le saucisson de poudre” – je me pinçai la cuisse pour m’assurer de mon existence : saucisson de poudre ? ? ! ! (et de toute ma vie, cet “auget” je ne l’oublierai plus ; c’est une punition que d’avoir une mémoire en acier trempé !).
Arno Schmidt, « Un météore en été », Histoires, Tristram, p. 84.
Les yeux évoquaient les points de renfoncement d’un fauteuil capitonné : censés être le miroir de l’âme, on n’y lisait rien d’autre qu’un effort pour se frayer un passage jusqu’au monde extérieur. Le nez, virgule de cartilage dans un océan de chair, possédait ses narines comme un trésor précaire : un jour, cette prise de courant serait absorbée par la maçonnerie de la graisse. Il fallait espérer que l’individu pourrait alors respirer par la bouche, qui tiendrait sans doute jusqu’au bout, elle, animée par la force de survie des assassins.
Difficile en effet de regarder ce qui restait de cette bouche sans penser que c’était elle la responsable, que c’était cet orifice infime qui avait livré passage à cette invasion.
Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, p. 113.
Revoir la France.
C’est d’abord l’odeur javellisée des camionnettes qu’on dépasse. Les bâches vert Véronèse des mêmes camionnettes et la belle couleur de la publicité Olida ou Saint-Raphaël qui frappe. Ensuite c’est la largeur de la campagne. Étendue dans laquelle cet effort crispé pour l’ordonnance des maisons et des jardins – qui gêne en Suisse – n’est pas nécessaire parce que les villages – même morts, même bâclés – ne peuvent rien contre l’ordre puissant des paysages. Il y a une part de générosité dans l’anarchie, une part positive qui me frappe bien plus que la négative. Ici en tout cas. En retrouvant la France, cette France à la Courbet qui s’étend de Poligny à Dijon, les mots « suc » et « durée » me venaient sous la langue.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.
Je n’ai rien fait de toute la journée, avec une constance et une opiniâtreté de moine tibétain ; j’ai entendu sonner toutes les heures, et même les demies. Exactement comme dans ma jeunesse : le vide absolu. Sauf que je n’ai pas la vie devant moi. Je n’ai rien devant moi.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (2) », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 138.
Il fut un temps, camarades,
où nos pieds enfonçaient dans la terre comme le fer à charrue,
la sève nous prenait pour un arbre, y montait
les oiseaux nous prenaient pour des toits, s’y nichaient,
et la femme venait à nous, nous prendre la semence
pour en faire je ne sais quoi —
Étions-nous donc des dieux ?
Il fut un temps, camarades,
où le sanglot des hommes monta jusqu’à nos reins
le fruit était-il donc véreux ?
le mal était-il incurable ?
Ah, il fallait jeter des ponts sur les rivières
arracher le secret aux herbes, aux entrailles
des choses —
inventer, oublier des quantités de choses !
Si ce monde est mauvais que de mondes
à naître ! Nous y pourvoirons.
Il fut un temps, camarades,
où nous nous sommes usés au monde,
où nos regards en y entrant se sont tordus comme clous
la vieillesse, la solitude,
savez-vous ce que c’est ? et l’affreuse nouvelle
qu’on meurt sur les saisons ?
Allez, allez, il faut s’agripper à la vie !
Et la vie s’est effondrée comme un plancher pourri
et la noce des jours est tombée dans la cave
avec ses musiciens aveugles…
Je ne songeais pas, camarades,
qu’un jour nous referions ce voyage d’Ulysse
les bourses vides. Il fut un temps
où nous ne songions pas que notre soif des hommes
et notre soif d’éternité
ne feraient plus qu’une poignée
de fiente, à peine chaude
— d’oiseaux.
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 68-69.
Elles ont songé à écrire un livre sur les techniques de rencontre : Julie avait parlé à un type devant la balance des fruits et légumes dans un Sainsbury’s. Elle cherchait l’icône des carottes. Un type l’avait aidée ; tout de suite, ça avait été des galanteries. La scène n’avait pas duré, cependant elle gardait l’idée de rencontrer un type à la balance, de faire semblant de chercher l’image d’un fruit.
Elles auraient classé les rencontres par lieux. Que faire dans tel lieu ? Par âges. Par saisons.
Évidemment, Julie avait raconté sa pratique du croche-patte.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 289.