fin

Quand tout se confond sous la neige et semble mort, qu’on pressent le fin mot de l’affaire et celui de la fin — à savoir qu’on est sur les mauvaises terres que le jeu de forces aveugles, des fatalités statistiques, la pression démographique et la rente différentielle, peuplent et désaffectent alternativement, livrent aux bois, aux hommes et puis aux bois —, un filet de fumée bleue s’élève du toit duveteux, immaculé.

Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 98.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
freins

L’homme est un être à freins. S’il en lâche un, il crie sa liberté (le pauvre !), cependant qu’il en tient cent autres bien en place.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 133.

David Farreny, 21 oct. 2005
bâtiment

À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.

David Farreny, 18 sept. 2006
valable

Malheur, pourquoi ne nous vois-je plus en accord ? Malheur ! Pourquoi à trois heures de l’après-midi la lumière dans le chemin creux, le battement des trains sur les rails, ton visage, pourquoi tout cela n’est-il plus l’événement que cela a été ce matin encore, valable jusque dans l’avenir le plus lointain ? Malédiction, pourquoi contrairement à l’image bien connue du vieillissement puis-je moins que jamais fixer, retenir, apprécier les moments de la journée ou de la vie ? Malédiction, pourquoi suis-je donc au vrai sens du terme si distrait ? Malédiction, malheur de malheur.

Peter Handke, « Essai sur la journée réussie », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 155-156.

David Farreny, 31 oct. 2009
orbe

La chasteté subie, je la mesure dans le passage des jours et des nuits, le soir au moment de fermer les volets, en un geste un peu maniaque, pour aller me coucher seul. La banalité du geste est comme la fermeture d’une geôle, celle de la solitude, de la nuit où je serai reclus, incarcéré dans un temps qui s’écoule et s’épuise, certes pas inemployé, mais privé de l’amour comme rencontre de ce qui est étranger, mise à nu, risque où l’on s’éprouve réel et lié au réel.

Pas fait l’amour depuis lundi matin, depuis jeudi soir, depuis trois mois (sauf le soir où j’ai un peu touché L.), depuis à peu près deux ans (la dernière fois c’était avec S. avant qu’elle ne tombe malade, donc c’était en… je ne sais plus au juste).

La chasteté sait alors vous entraîner dans son orbe, son humeur, dans sa régularité partiellement confortable : elle devient la règle et l’habitude, la norme. C’est en elle qu’on vit. Les événements, ceux qui animent la vie, sont tout sauf d’ordre sexuel.

Cette tranquillité dans laquelle on se coule est la conséquence d’un renoncement qui écarte les tourments du désir et des fantasmes. […]

Pendant de longs moments, durant des jours, avant que l’occasion d’une pensée ou d’une chose vue ne ravive désir ou regret, on habite la plénitude du temps libéré de ce souci, comme cela arrive au fumeur désintoxiqué.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 69.

Cécile Carret, 13 mars 2011
carrosse

Le cobalt commence à brûler. Cou en sang. Tonne de pommade. Plus moyen d’avaler. On doit me broyer la viande. Purée. Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Qui sait ?

Georges Perros, « L’ardoise magique », Papiers collés (3), Gallimard, p. 319.

David Farreny, 27 mars 2012
m’

Mon intelligence des choses progresse plus vite que moi ; je m’époumonne les mains en cornet à lui crier de m’attendre. Elle se moque de moi et me détruit. Vingt ans de vie passionnée, parfois heureuse, et consciente, m’ont juste permis d’inviter chez moi ceux qui – ou plutôt ce qui – m’égorge.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 141.

Cécile Carret, 28 juin 2012
invisiblement

Puis c’étaient de nouveau des châteaux, nichés sur de hautes pointes rocheuses, et des cloîtres, sombres anneaux de murailles autour desquels dans les étangs à carpes la lumière scintillait comme sur des miroirs.

Quand du haut de notre siège élevé nous regardions les séjours que l’homme a bâtis pour y cacher sa vie, son bonheur, ses nourritures, ses religions, alors tous les siècles fondaient à nos yeux en une seule réalité.

Et les morts, comme si les tombes s’étaient ouvertes, surgissaient invisiblement. Ils nous environnent dès que notre regard se pose avec amour sur une terre à l’antique culture, et tout comme leur héritage est vivant dans la pierre et le sillon, leur âme très ancienne est présente sur les terres et les campagnes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 44.

Cécile Carret, 27 août 2013
double

Pour un peu m’y eût manqué l’idiot ou l’ivrogne qui eût entravé çà et là cette fébrilité en titubant absurdement au beau milieu et en faisant perdre un instant à ce peuple suroccupé sa gravité et son application, jusqu’au moment où je m’aperçus que, m’arrêtant dans ma recherche d’endroits où je puisse étudier les deux livres, faisant demi-tour, m’écartant du chemin, palpant tel ou tel coin d’herbe pour savoir si l’on pouvait s’y asseoir, renversé contre un arbre, m’arrachant aussitôt à sa résine et trébuchant pour aller plus loin, j’étais à s’y tromper, le double de cet ivrogne.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 118.

Cécile Carret, 8 sept. 2013

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