J’appelle littérature une suspension de la lecture, le déboulé des mots d’entre les mots, du silence à la fente des syllabes, de la bibliothèque entre les lignes. Sous le trompeur abri du nom, voici le masque de personne. Toute métaphore est pléonasme, en ce sens, puisqu’il n’est de phrase réussie qui ne nous transporte vers d’autres phrases, qui ne s’ouvre sous le poids de notre regard, ne cède sous le pas de notre attention, même flottante, pour nous charrier dans l’air vers tout ce qu’elle n’est pas.
Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 17-18.
On ne prête pas le flanc au découragement, soudain on est le découragement entier.
François Rosset, L’archipel, Michalon, p. 102.
Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.
Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 14.
Dans l’obscurité, on a plus de goût à être ce qu’on est. Le visage peut se détendre enfin, se permettre d’être inquiétant.
Jean Giono, D’Homère à Machiavel, Gallimard.
Examinateur encore ignorant mais beaucoup moins, il questionne. L’esprit du pardon, est-ce qu’il y songe ?
Des femmes qui s’ennuient viennent à lui. Ennui à soulever. Il sait ce qu’il y a dessous.
Henri Michaux, « Textes inédits autour du “Poltergeist” », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1037.
Mercredi – […] Arrivée près du parc, j’appelle marronniers les platanes de l’avenue avant de découvrir un vrai marronnier près de l’entrée. Oh, ah, enfin. Bousculade, applaudissements, lancer de fusées. Des bosquets et des arbres anonymes aux milliers de nuances, feuilles cannelées, dentelées, simples, frangées, lisses ou piquantes, saoulent. Elles s’amoncellent encore mais sans plus se fondre comme avant, quand j’étais sans mots.
Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 17.
Dans le bloc rocheux noir de l’immeuble voisin, la porte-fenêtre éclairée du balcon du rez-de-chaussée était ouverte ; on y tournedisquait sans relâche ; des filles tapaient des pieds et braillaient des scies, secouaient des boucles teintes et réapplaudissaient des plantes des pieds : filons, et vite ! (Venu sur le trottoir un cycliste fonça aussitôt sur moi, comme si ma place était vide et que je n’existais déjà plus sur cette terre !)
Arno Schmidt, « Jours bizarres », Histoires, Tristram, p. 114.
Je les saluai et dis ensuite, sans toutefois franchir encore le seuil :
« Comme je cherchais justement un endroit pour passer la nuit dans le village, un jeune homme assis sur le mur de votre jardin m’a dit qu’en payant, on peut passer une nuit à la ferme. »
Les deux vieux avaient planté leurs cuillers dans la bouillie, s’étaient adossés à leur banc et me regardaient en silence. Leur attitude n’avait rien de très engageant, c’est pourquoi j’ajoutai :
« J’espère que le renseignement qu’on m’a donné était exact et que je ne vous ai pas dérangés inutilement. »
Je dis cela très haut, car ils étaient peut-être aussi tous deux durs d’oreille.
« Approchez », dit l’homme au bout d’un moment.
C’est uniquement parce qu’il était si vieux que je lui obéis ; autrement, il va de soi que j’aurais exigé de lui une réponse aussi claire que l’était ma question. Quoi qu’il en soit, je dis en franchissant le seuil :
« Si le fait de m’héberger devait vous attirer le moindre ennui, si infime fût-il, dites-le-moi franchement, je n’insiste pas du tout. J’irai à l’auberge, cela m’est absolument égal.
— Il parle tant », dit la femme à voix basse.
Cela ne pouvait être que dans l’intention de m’insulter ; ainsi, on répondait à mes politesses par des insultes, mais c’était une vieille femme, je ne pouvais pas me défendre. Et peut-être était-ce justement à cause de cette impuissance à me défendre que la remarque de la femme — à laquelle je n’osais riposter — agissait sur moi beaucoup plus profondément qu’elle n’eût mérité de le faire. Je sentais là quelque chose qui autorisait je ne sais quel reproche, non parce que j’avais trop parlé, je n’avais effectivement dit que le strict nécessaire, mais pour d’autres raisons qui touchaient de très près à mon existence. Je ne dis plus rien, n’insistai pas pour obtenir une réponse, avisai un banc tout proche dans un coin sombre, y allai et m’assis.
Franz Kafka, « Tentation au village », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 281-282.
Aimer la littérature, c’est être persuadé qu’il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 50.
Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.
Doigt blessé, bonnets multicolores, combinaison noire, clé argent : la pompe à détails était bel et bien réamorcée.
Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 20.
Et voilà l’horreur de notre condition : la moitié de l’humanité restera à jamais ignorante de l’état de fillette (c’est tourner le dos au paysage, c’est mâcher les feuilles de l’ananas, c’est ouvrir ses sens sous la terre), et l’autre moitié ne sait s’y accrocher durablement, s’y établir. Aussi bien et en tout état de cause, n’avons-nous rien de mieux à faire de notre vie que concevoir et enfanter des fillettes ; à défaut de pouvoir en être, pour les uns, le rester pour les autres, il n’y a d’autre justification, d’autre mérite, d’autre sens à trouver – tout le reste, misères et balivernes, perte de temps, foutaises.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 107.