Antenne télévision en rouge et blanc se détache sur ciel pâle, en haut d’une colline où les arbres ont été rasés du sommet pelé. La ceinture des paraboles de réception, six haubans, et au sommet le court cylindre de l’émetteur, une lampe blanche clignote pour prévenir d’improbables avions égarés, un bâtiment bas au pied et les éternels grillages clos.
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 10.
Cycle des scories, le dernier : le nôtre, le gauchisme.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 44.
Puis, dans toute son extension, la mer parut, le bateau gronda et prit de la vitesse. L’eau, très basse au-dessous de nous, que l’étrave ouvrait en éventail, chassant l’un après l’autre ses plis, qui s’écroulaient et se dissolvaient comme une lessive rincée, prenait au loin un aspect lisse, avec des friselis épars, dont l’éclat ne durait que quelques secondes, répercutés en chaîne, naissant et mourant dans le clignement de nos yeux, que nous ne tardâmes pas à protéger.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 88.
Il n’y a pas plus de droit à l’amour que de droit au bonheur. À peine a-t-on un droit à la recherche ou à l’attente de l’amour. Parce que l’amour n’est pas une conséquence inévitable de notre nature, seulement une possibilité, on peut concevoir des vies sans amour ou destituées de l’amour. On rencontre de telles vies, de tels personnages, dont le maintien et le débit de parole suggèrent que l’amour n’est pas venu leur donner la grâce des gestes et de la pensée. On peut devenir tel ou le rester. On dirait qu’une partie de leur corps et de leur âme est restée brute, ne connaissant des relations entre humains, par lesquelles les comportements se polissent et s’adoucissent, que l’affrontement, l’agression, ou le maintien à distance.
Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 18.
Derrière les arbres est un autre monde,
le fleuve me porte les plaintes,
le fleuve me porte les rêves,
le fleuve se tait, quand le soir dans les forêts
je rêve du Nord…
Derrière les arbres est un autre monde,
que mon père a échangé contre deux oiseaux,
que ma mère nous a rapportés dans un panier,
que mon frère perdit dans le sommeil,
il avait sept ans et était fatigué…
Derrière les arbres est un autre monde,
une herbe qui a le goût du deuil, un soleil noir,
une lune des morts,
un rossignol, qui ne cesse de geindre
sur le pain et le vin
et le lait en grandes cruches
dans la nuit des prisonniers.
Derrière les arbres est un autre monde,
ils descendent les longs sillons
vers les villages, vers les forêts des millénaires,
demain ils s’inquiètent de moi,
de la musique de mes fêlures,
quand le blé pourrit, quand rien d’hier ne restera
de leurs chambres, sacristies et salles d’attente.
Je veux les quitter. Avec aucun
je ne veux plus parler,
ils m’ont trahi, le champ le sait, le soleil
me défendra, je sais,
je suis venu trop tard…
Derrière les arbres est un autre monde,
là-bas est une autre kermesse,
dans le chaudron des paysans nagent les morts et autour des étangs
fond doucement le lard des squelettes rouges,
là-bas nulle âme ne rêve plus de la roue du moulin,
et le vent ne comprend
que le vent…
Derrière les arbres est un autre monde,
le pays de la pourriture, le pays
des marchands,
un paysage de tombes, laisse-le derrière toi
tu anéantiras, tu dormiras cruellement
tu boiras et tu dormiras
du matin au soir et du soir au matin
et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil ;
car derrière les arbres
demain,
et derrière les collines,
demain,
est un autre monde.
Thomas Bernhard, « Derrière les arbres est un autre monde », Sur la terre comme en enfer, La Différence, pp. 25-27.
J’ai de plus en plus souvent le sentiment que mon écriture ne manque pas une occasion de se faire l’instrument même de mon étiolement intérieur.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 188.
J’ai revêtu l’ample toge du juge, passé sa lourde collerette, et je me suis assis face à l’accusé pour prononcer le verdict : – Tu vieillis, mon gars. Puis j’ai détourné mon regard du miroir et laissé travailler mon coiffeur.
Éric Chevillard, « mardi 27 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗
Visible à travers les grilles, la soldatesque des cyprès, d’un vert sombre tirant sur le noir contre le ciel instantané de cette heure-là, entre cinq et six, qui ressemble si souvent à un éboulis de possibles.
Gilles Ortlieb, Le train des jours, Finitude, p. 95.