Je suis persuadé que n’importe quelle table peut être pour chacun de nous un pays aussi vaste que toute la chaîne des Andes, et pour cette raison — tout lieu en valant à mes yeux tout autre — je ne vois pas de grande utilité à voyager. Je dois dire que j’ai toute ma vie beaucoup aimé les tables.
Jean Dubuffet, « Tables paysagées, paysages du mental, pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants (2), Gallimard, p. 81.
La veille de la bataille, tandis que Napoléon, de son côté, grignotait une poitrine de mouton arrosée d’un demi-verre de Chambertin, je constatai quant à moi que le distributeur automatique de plats chauds installé dans le hall de l’hôtel Formule 1 était en panne, et que pour obtenir le cassoulet sur lequel j’avais jeté mon dévolu, il me faudrait ressortir et marcher jusqu’à la réception de l’hôtel Etap, laquelle disposait en principe d’un appareil du même type. En fin de compte, je ne dînai pas (même si je savais, par la littérature, que c’est à sa capacité de se restaurer normalement, à la veille d’une bataille ou de son exécution capitale, qu’on reconnaît l’homme de caractère).
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 105.
Un jour, peut-être, nous aussi, quand le béotisme aura vaincu, eh bien ! nous serons moines, s’il le faut ; nous protesterons par notre paucité.
Ernest Renan, Voyage en Italie, Arléa, p. 52.
— Pourriture, décomposition, dit Hans Castorp, n’est-ce pas là combustion, combinaison avec l’oxygène, autant que je sache ?
— Très juste. Oxydation.
— Et la Vie ?
— Aussi. Aussi, jeune homme. Aussi de l’oxydation.
Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 306.
Un signe de vieillissement que je remarque depuis assez longtemps : mes oreilles s’agrandissent. L’homme montre, en prenant de l’âge qu’il n’est qu’un âne.
Pierre Drieu La Rochelle, « Journal 1944-1945 : 1er février », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 81.
L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 54.
Autrefois, c’était la présence de désirs sexuels qui m’empêchait de m’exprimer librement devant les personnes dont je venais de faire la connaissance ; ce qui m’en empêche maintenant, c’est que je suis conscient d’en manquer.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 175.
Tout ce qui a la nature de l’apparition, cela a la nature de la cessation.
Michel Houellebecq, « Loin du bonheur », Configuration du dernier rivage, Flammarion, p. 21.
Et vous, donc, pourquoi n’écrivez-vous pas ? Vous l’êtes-vous parfois demandé ? Qu’est-ce qui vous retient d’écrire ? Comment justifiez-vous ce refus, ce renoncement, cet évitement, cette dérobade ? Savez-vous ce que qui est réellement à l’œuvre là-dessous ? Quel est le secret honteux que vous gardez enfoui sous le silence ? Dites-moi ce qui, chaque jour à la même heure, devant la table ou la feuille, vous empêche de vous asseoir pour écrire. Et dites-moi aussi ce qui, en tout lieu et à tout instant, de façon si impérieuse, vous persuade de ne rien noter dans le carnet qui se trouve pourtant dans votre poche, flétri par les pauvres tâches que vous lui confiez, d’agenda ou de répertoire. Je ne comprends pas. Expliquez-moi. Parlez, si vous ne voulez pas écrire. Expliquez-vous ! Vous vous réfugiez dans le commerce, les affaires, la boulangerie-pâtisserie, le sport, l’enseignement, la plomberie, la politique, l’horticulture, est-ce bien glorieux ?
Toute cette peine vraiment pour ne pas écrire ?
Vous grimacez bien parfois devant votre miroir, vous faites jouer vos muscles, vous poussez votre voix, n’éprouvez-vous donc pas le besoin de vous approprier votre langue maternelle comme vous vous êtes approprié votre corps ? Vous n’auriez pourtant pas consenti à grandir et vivre in utero, je suppose. Vous avez voulu pousser dans les directions qui étaient les vôtres. On connaît votre silhouette, votre démarche. Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Comment faites-vous ? Comment vous y prenez-vous, chaque jour à la même heure, pour ne pas écrire, et encore, en tout lieu et à tout instant, pour ne pas écrire non plus ? Pour n’extraire jamais le petit carnet de votre poche – est-il cousu dedans ?
Mais alors qu’est-ce que l’encre pour vous, qu’est-ce que le papier ? Qu’est-ce que la solitude ? Votre passé est-il donc définitivement passé ? Et qu’y a-t-il dans vos tiroirs ?
Mais alors jamais vous n’avez le désir de sortir de votre vie, de quitter aussi votre corps, et d’observer le manège depuis une position écartée ? Et puisqu’il faut vivre quand même, ne souhaitez-vous jamais contrôler davantage la situation ? Ne pas seulement répondre et vous adapter aux circonstances du jour, mais soudain détenir les pleins pouvoirs, agir à votre guise, mener la danse et pourquoi pas aussi tyranniser un peu les populations ?
C’est donc avec une éponge et une bassine que vous allez maîtriser l’orage que vous sentez gronder en vous ?
Mais êtes-vous décidément si satisfait de ce monde que vous ne puissiez vous permettre de ne pas écrire ? Puisque, selon certaine légende qui vous trouble, le monde fut créé par le Verbe, n’avez-vous pas envie de dire votre mot vous aussi, enfin ? Et s’il est vrai que ce monde n’existe pour l’homme que tant qu’il le nomme, vos congénères ne finiront-ils pas par vous en vouloir de ne jamais en placer une ? Et votre contribution ? On l’attend toujours ! Vous vous réfugiez dans le mariage, la maladie, la consommation et les embouteillages, est-ce bien glorieux ?
Pendant ce temps-là, qui nourrit votre tigre ?
Ou devrais-je plutôt vous admirer ? Quelle force il vous faut, en effet, pour ne pas écrire ! Quelle résistance ! Quel aplomb ! Quelle formidable volonté ! Et comme vous êtes bien bâti pour la vie ! Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Mais parce que le monde s’ouvre devant vous, parce que votre bouche ne trouve rien à redire ni votre œil rien à déplorer. Écrire risquerait de compromettre cette belle harmonie.
Il n’en résulterait que désordre, panique, confusion, cacophonie.
Dois-je comprendre cela ?
Comment peut-on ne pas écrire ? Cette aptitude, pourquoi ne l’ai-je pas reçue ?
Être le rossignol dans la haie !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 144.
Cet anarchiste espagnol fusillé en compagnie de prêtres et de fascistes et qui, entendant les prêtres crier « Viva el Cristo Rey » et les franquistes « Viva Franco », était ennuyé de ne trouver à crier sous les balles que « Vive la Sécurité sociale ».
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 106.
Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.
Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.
Ne serait-il pas plus sage d’emprisonner plutôt tous ceux qui n’ont encore tué personne ?
Éric Chevillard, « jeudi 11 avril 2024 », L’autofictif. 🔗