Ah ! nous n’hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas, il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquets de roses et de fuchsias qui s’épanouissent dans des cornets de verre ! Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre ; le soleil se met de la fête, fait étinceler les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d’or au travers des carafes, et, lutinant le pommard qui se balance doucement dans les verres, pique d’une étoile sanglante la nappe damassée.
Ô sainte joie des bâfres ! j’ai la bouche pleine, et Francis est soûl ! Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, le pourpre des vins lutte d’éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l’air d’un idiot, nous, nous avons l’air de goinfres, ça nous est bien égal. […] Nous sommes méconnaissables ; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l’air, nous allons à la dérive ! Nous parcourons ainsi toute la ville.
Joris-Karl Huysmans, Sac au dos, Ombres, p. 26.
L’extrême et anéantissante fatigue où m’amène assez vite toute activité et tout exercice, me retire assez considérablement du monde familier.
Ce retirement devient une habitude. Retirement de soi hors des choses. Retirement des choses hors des autres choses l’entourant. Soustraction qui revient parfois à de l’analyse, quoique à cent lieues de l’être. Le cadre part et la chose, sans solennité, même avec une rigoureuse simplicité, fait bande à part, existe.
Cette impression est ineffable, on aurait envie de dire divine, tant elle éloigne des commandements que l’homme se donne d’habitude.
Ce détachement, surtout peut-être par l’évanouissement concomitant de toute ambition, volonté, de tout dessein à l’endroit des choses, aère et désintègre.
Tous les phénomènes médiumniques ont ce même abandon pour point de départ, mais plus parfaits, ils vont plus loin.
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 285.
Les Arpèdres sont les hommes les plus durs et les plus intransigeants qui soient, obsédés de droiture, de droits et plus encore de devoirs. De traditions respectables, naturellement. Le tout sans horizon.
Têtes têtues de bien-pensants, poussant en maniaques les autres à s’amender, à avoir le cœur haut.
Quelle inondation de joie chez tous leurs voisins quand une guerre générale leur fut déclarée, guerre injuste entre toutes !
Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 44.
À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas causé trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors, cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres.
Howard Phillips Lovecraft, L’appel de Cthulhu.
Dégoût de ce qui est fait, de l’opera omnia. Sensation d’être en mauvaise santé, de déchéance physique. Courbe déclinante. Et la vie, les amours, où sont-ils ? Je conserve un certain optimisme : je n’accuse pas la vie, je trouve que le monde est beau et digne. Mais je tombe.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 451.
Fini de rire
le temps ne nous ratera pas
la cible
est bien trop grosse
Le givre a pris place
sous le ciel étoilé
il a tout cadenassé
l’air gît pétrifié dans les poumons
l’homme en pyjama appelle
vainement dans la nuit
une bête domestique
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Être de rien qui, face au rien de ce monde, demeure sensible. Timidement. C’est que, même aliénés, contraints, nos sens et émotions veulent vivre ; quitte à se nourrir de ce qui les appauvrit.
Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, p. 262.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, sinon l’usure de nos sentiments, et le refroidissement de notre ferveur ? La présence en nous d’une plus grande quantité de la sottise du monde (nous en absorbons un peu plus chaque année, sans doute) et l’acquisition de ce fonds d’indifférence, qui n’est qu’un fonds d’imbécillité ?
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 103.
La bête était évidemment morte, la grosse touffe abandonnée de sa queue balayait les pieds des enfants, pesamment rousse sous le ciel vert. Je pressai encore le pas. Ce trophée d’un autre âge que des chasseurs nabots apportaient vers moi, l’offrande qu’ils m’allaient en faire, cette fine bête carnassière livrée à des mouflets d’arrière-campagne, le bonnet rouge vif, les capuchons vieillots, l’affairement borné des porteurs et les danses sottes des autres qui gambadaient autour, tout cela décupla ma scélératesse, la fêla, l’affûta du malaise sans quoi elle est défectueuse. J’étais dans un fabliau obscène.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
L’ombre des chouettes sur courtines du lit par lune à Combourg.
Paul Morand, « 8 septembre 1968 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 48.
1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.
4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).
5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.
20) Le moteur à blouse (?)
21) L’indispensable trigore (?)
22) Le jeu des treize boules (?)
23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.
24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.
25) Le parapluie inoubliable.
26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.
33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.
41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.
42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.
46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse
49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.
54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.
58) Le dernier mot.
94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.
À quoi servent les journées ?
À être le séjour de notre vie.
Elles viennent, elles nous réveillent
Tant et tant de fois.
Il faudra que du bonheur s’y loge.
Où vivre, sinon dans les journées ?
Philip Larkin, « Journées », Où vivre, sinon ?, La Différence, p. 85.
« Technicien de la révolution » : cette qualification à part permet bien sûr d’échapper à toute classe. Un révolutionnaire, même éduqué, même d’origine bourgeoise, est un « ancien peuple ». Il est aux côtés des paysans et des ouvriers. Son travail de révolutionnaire le transforme et le sauve, le rapproche de l’ancien royaume Khmer et de l’idéal communiste.
Cette qualification montre d’emblée la fausseté – pire : la réversibilité – des classes définies par les Khmers rouges. Qu’est-ce qu’un paysan ou un ouvrier, qu’est-ce qu’un médecin, un avocat ou un « féodal »… si certains intellectuels échappent à leur classe ? S’ils sont lavés par l’Angkar de leur impureté originelle ? S’ils échappent à la rééducation ou à la mort ? Définir les êtres, les classer, c’est les réduire au classement même – autrement dit : à son désir. Définir les êtres, ce n’est pas travailler à la justice, à l’égalité, à la liberté, ce n’est pas préparer un horizon de lumière. C’est organiser l’anéantissement.
Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 96.
Le Français est capricieux ou fanatique, il juge par lubie ou par système ; cependant le système même prend chez lui les apparences d’une lubie.
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 920.