Priape. Son pantalon dépenaillé masque mal — l’usure valant pour un aveu — l’obstination rigoureuse de son membre. Faut-il songer à l’épouvantable sujétion qui régente la vie de cet homme, causée par l’impuissance de ces bures, robes, justaucorps, pantalons, portés au fil des siècles, à dissimuler la turgescence qui l’accable ? Dans les époques anciennes, ce signe distinctif était perçu avec davantage de tolérance. On désignait Priape au moyen de ce sobriquet : « Dru-dans-le-pantu », qui lui rendait sa condition supportable.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 178.
J’oscillais dans l’immense main. Il a dû s’écouler du temps puisque j’oscillais, mais c’était un temps différent, interstitiel, sans image, sans terme ultérieur pour lui donner la pente, même légère, la vibration, le volettement insaisissables à quoi l’on reconnaît le temps.
Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 121.
En arrivant au collège, vers sept heures et demie, j’ai entendu chanter un merle, un brave, un impatient qui jetait son éclatante fioriture dans l’obscurité désastreuse, encore, de février.
Pierre Bergounioux, « lundi 6 février 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 285.
Dans le temps, fleur aveugle,
tu t’accrois en nous, avec
le don du silence, avec tout ce qui excède
Nos paroles et qui en elles t’appartient,
ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !
chienne mentale !
Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.
On dirait bien là des occupations de vieux, de retraité. Or, jamais je n’ai eu conscience comme maintenant de ma jeunesse ; je suis intact. Plus je reste immobile, plus je retranche d’actions dans mes journées, mieux je sens ma force et ma liberté. Je dois vraiment être un employé modèle, car le strict accomplissement de la tâche fait partie des moyens par lesquels je m’assure la sérénité.
Henri Thomas, Le précepteur, Gallimard, p. 127.
Il y a une frénésie des nombres dans notre monde occidental, une fièvre d’appliquer les nombrements à tout.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 47.
Ce qu’il y a d’admirable dans le bonheur des autres, c’est qu’on y croit.
Marcel Proust, « lettre à Antoine Bibesco », Correspondance.
De Neptune voici la fête ;
Célébrons-la, chère Lydé :
Venez sabler en tête à tête
Le meilleur vin que vous ayez gardé.
Humanisez un peu votre sagesse austère.
Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,
Et, comme s’il devait y retenir son char,
Vous différez encor de tirer le nectar
Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.
Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,
La Néréïde et ses cheveux
Que couvre une mousse légère ;
Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,
Et Diane aux traits dangereux.
Puis nous invoquerons la reine de Cythère,
Que traîne le cygne amoureux ;
Et la nuit propice au mystère,
La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.
Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.
Rêves irrévocables
Aucun réveil ne peut révoquer
Ce dont une nuit on a rêvé
Alors sur le quai de la gare
Tu te réveilleras trop tard
Tu verras ta vie s’éloigner
Comme ce qui s’évade du miroir
Quand on ouvre ses yeux dans le noir
Au début, j’eus du mal à croire que Sophie Gironde était de nouveau à mon côté, et que pour la rejoindre il n’y avait pas besoin d’attendre une conjonction de rêves particulière ou de voyager trois mille ans à travers les lentes laideurs obscures de l’enfer. Parcourir quelques mètres suffisait pour que je m’approche d’elle, étendre la main suffisait pour la toucher. Voilà ce qui m’étonnait. J’allongeais la main vers elle, j’ouvrais le bras comme pour l’inviter à danser, et aussitôt je retrouvais, dans leur banalité merveilleuse, les gestes de la rencontre amoureuse, ces gestes rabâchés mais qui toujours, quand aucun partenaire ne ment, offrent des vertiges inépuisables. Sans avoir à languir le temps d’une vie, simplement une seconde après l’avoir désiré, je pouvais maintenant caresser son épaule, la naissance de son dos, puis l’attirer enfin contre moi, avec une douceur dont on n’ose rêver que dans les rêves, contre ma bouche et mon corps que le long abîme de l’absence avaient rendus incrédules.
Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 88.
Il y a pire que la chute. C’est la mauvaise pente. Ces traînées de mots qui traversent notre steppe intérieure, excluant tout autre langage, extinction totale des feux. Il va falloir les oublier, mais c’est impossible. Ineffaçable. On ne pourra plus jamais éviter cette ornière, il faudra passer par là.
Georges Perros, « Chutes de lecture », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 152-153.
Nous en étions à nous frôler les mains, ce qui était tout et rien en même temps. La nuit d’hiver, à quatre heures de l’après-midi, me donnait la trouble impression de flotter dans le temps. Il me semblait aussi que je pouvais être heureux, au moins momentanément, que je me le devais bien, même. L’inconnue le pensait-elle aussi ? Son visage las et marqué, néanmoins encore beau, quitterait-il le temps ordinaire pour retrouver sous mes lèvres une seconde, une éphémère jeunesse ? Je n’ai pas cherché à le savoir.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 402.
Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.