bureau

Songe, Milena, que le bureau n’est pas une institution arbitraire et stupide (il est cela aussi et surabondamment, mais ce n’est pas ici la question ; il relèverait d’ailleurs plutôt du fantastique que du stupide), mais que jusqu’ici, c’est ma vie ; je ne puis m’arracher à lui ; ce ne serait peut-être pas mauvais, mais jusqu’ici, précisément en fait je n’ai pas su le faire, c’est bien ma vie ; je peux me conduire avec lui miteusement, travailler moins que personne (je le fais), bousiller le travail (je le fais), faire quand même l’important (je le fais), accepter comme un dû le traitement le plus charmant qui soit concevable en son sein, mais mentir pour courir soudain en homme libre, moi qui ne suis qu’un employé, à un endroit où ne m’appellerait rien d’autre que le battement normal du cœur, non, je ne peux pas.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 153.

David Farreny, 20 mars 2002
fautes

Le vieux Rousseau, notre voisin, dit « Les médecins, la terre cache leurs fautes. »

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 27.

David Farreny, 13 avr. 2002
prétexte

La flottaison colossale du massif cristallin a froissé les lisières de la plaine. Des grands cataclysmes des temps géologiques, il est resté la houle figée, profonde, où nous nous sommes découverts naufragés. Si l’intuition de l’espace est inséparable de l’ancrage corporel, alors il était inévitable que nous ayons perçu le monde, la réalité, dans le détail et dans les grandes masses, comme opposition, contrariété. La terre, sur cent kilomètres de profondeur, est oblique, renfrognée. On est continuellement à gravir ou à dévaler des pentes. On ne voit jamais loin. Toujours quelque versant, le même, dirait-on, revient barrer la perspective. Un démiurge bâcleur a déversé en tas les matériaux — les pierres, les arbres, les animaux — puis délaissé le chantier, sous un prétexte. Il n’est toujours pas rentré.

Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 9.

David Farreny, 6 août 2003
pas

Et puis quelle action choisir ? Rien ne convient. Il se lève, il se rassoit, il étend le bras, il retire le bras, il se lève, il revient, il marche à grande vitesse de long en large sans s’arrêter (il le peut, quarante-huit heures durant), ou il saute, fait des culbutes, attire à lui la table, repousse la table, attire la table, renverse la table. Ce n’est pas que ça le satisfasse.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 135.

David Farreny, 21 oct. 2005
naturel

Après tout ce dont nous avons parlé, que nous avons senti ensemble pendant ces jours, il est bien naturel que je vous aime. Il faut restituer ce mot dans son ancienne grandeur : c’est pour cela que je le prononce ; de loin : parce que j’ai pris sur moi toute ma solitude ; de près : parce que ceux que j’aime m’aident infiniment à la supporter.

Rainer Maria Rilke, « 26 novembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 10.

David Farreny, 10 fév. 2007
peu

La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.

Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.

Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.

Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.

Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.

David Farreny, 4 mars 2008
possible

On lui essaya, chez le tailleur de l’hôtel, l’uniforme des grooms d’ascenseur qui était d’apparence fastueuse, avec boutons et galons d’or, mais qu’il ne mit qu’avec une légère répugnance, car la tunique, surtout sous les aisselles, était froide, raide, et en même temps irréparablement humide de la sueur de tous les grooms qui l’avaient portée. Il fallut l’élargir notamment de la poitrine, aucune des dix qu’on avait sous la main ne pouvant lui convenir, même momentanément. Malgré les travaux de couture qui furent alors nécessaires, et bien que le maître tailleur fit l’effet d’être très minutieux — il renvoya deux fois l’uniforme à l’atelier — tout fut réglé en cinq minutes et Karl sortit de là en groom avec un pantalon collant et une tunique très étroite quoique le maître tailleur affirmât le contraire : ce vêtement incitait Karl à d’incessants exercices du thorax, car il voulait toujours chercher à se rendre compte qu’il lui était encore possible de respirer.

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 114.

David Farreny, 17 mars 2011
hauteur

Il y a un cerf en bronze au milieu de la forêt, au bout d’une allée qui se sépare en deux pour aller jusqu’au château. Le cerf est sur ses pattes, campé sur un socle de pierre qui ressemble à ceux des cimetières ou des hommages aux grands hommes. Il est vif, altier. Il est maître de lui ; il n’est pas pourchassé ou défait, ni sur ses gardes. Même capturé par la statue, il est libre. Il est au-dessus de la séparation des chemins si bien qu’on doit passer le long, sous sa hauteur.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 33.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
revêche

Cet après-midi-là où je vis se dérouler le début de son histoire, devant les deux autres, il retomba dans ses pensées et se mit tout à coup à dire à la belle pharmacienne : « Pourquoi êtes-vous tellement bronzée ? Chez les anciens Égyptiens, seuls les hommes étaient bronzés, les femmes, elles, en revanche, se devaient d’être blanc albâtre ou blanc blême. D’ailleurs pourquoi la plupart des pharmaciens se baladent-ils de nos jours arborant constamment ce bronzage et surtout les pharmaciennes ?

— Mais vous êtes bronzé vous-même et basané comme un fellah.

— Chez moi c’est naturel, et cela vient aussi de passer du soleil à l’ombre plutôt que de rester comme vous enduites de crème allongées dans les cabines de bronzage sud-azur, où on vous affine le dosage des rayons selon le blanc de la blouse.

— Vous voilà bien revêche aujourd’hui ! Et vous vouliez naguère pourtant ériger une pyramide en mon honneur ! »

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 19 fév. 2014
s’amarrer

Ce peut être souvent une source de grand plaisir que de penser à soi, dans la solitude, et de se créer un monde de son propre cœur ; toutefois, ainsi, l’on travaille sans s’en aviser à une philosophie pour laquelle le suicide a peu de prix et est autorisé. C’est pourquoi il est bon de s’amarrer au monde par le moyen d’une jeune fille ou bien d’un ami, afin de ne pas sombrer complètement.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 155.

David Farreny, 23 oct. 2014
âge

Vers l’âge de 50 ans, débarrassées des charges et responsabilités qu’elles avaient acceptées bon gré mal gré, délivrées aussi sans doute du souci de plaire, les femmes se découvrent une vitalité nouvelle, un goût vorace pour la culture, le chant, les voyages.

C’est le moment où les hommes, de leur côté, tentés par l’inertie, restreignent leurs ambitions, renoncent à beaucoup de choses, se résignent paresseusement, complaisamment, à leur sort et à leurs limites.

Le couple devient comique. Tandis que Marcel s’enfonce dans son canapé, Josyane parcourt l’Inde sac au dos.

Éric Chevillard, « lundi 15 août 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 15 août 2016

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