figure

Beaucoup souhaitent léguer à la postérité, à défaut d’une œuvre, leur propre figure.

Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, p. 90.

David Farreny, 21 mars 2002
ignorance

À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas causé trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors, cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres.

Howard Phillips Lovecraft, L’appel de Cthulhu.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
force

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 47.

David Farreny, 22 oct. 2004
presque

Tu attends, tu espères. Les chiens se sont attachés à toi, et aussi les serveuses, les garçons de café, les ouvreuses, les caissières des cinémas, les marchands de journaux, les receveurs d’autobus, les invalides qui veillent sur les salles désertées des musées. Tu peux parler sans crainte, ils te répondront chaque fois d’une voix égale. Leurs visages maintenant te sont familiers. Ils t’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que ces simples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indifférents sont tout ce qui chaque jour te sauve, toi qui, toute la journée, les a attendus, comme s’ils étaient la récompense d’un fait glorieux dont tu ne pourrais parler, mais qu’ils devineraient presque.

Georges Perec, Un homme qui dort, Denoël, p. 119.

David Farreny, 4 oct. 2005
brumes

Route d’Ordu

Vingtième heure de conduite

C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, menant rapidement l’histoire à son terme lorsqu’un cassis plus profond vous ébranle, ou un changement soudain dans le régime du moteur, ou enfin le silence qui déferle quand le conducteur a coupé le contact pour se reposer lui aussi. On presse sa tête meurtrie contre la vitre, on voit dans les brumes de l’aube un talus, des bosquets, un gué où une bergère en babouches, un rameau de noisetier à la main, fait passer un troupeau de buffles dont l’haleine chaude, sentant fort, vous réveille cette fois tout à fait ; et on ne perd rien à débarquer dans cette réalité-là.

La bergère approche prudemment sa tête de la vitre, prête à s’enfuir. Elle a douze ou treize ans, un fichu rouge sur la tête et une pièce d’argent suspendue au cou. Ces deux morts mal rasés l’intriguent énormément.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 103.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
Elseneur

Ainsi, c’était en vain que les châteaux fameux s’échelonnaient sur la route, que l’histoire et la poésie s’associaient pour me retenir ; je suis partie ! J’ai opposé à toutes ces séductions la brutale vigueur de mes chevaux ; j’ai couru avec la rapidité barbare d’un commis voyageur en retard, d’un banqueroutier poursuivi ou d’un farfadet en mission ; enfin, j’ai touché la frontière : j’étais à Elseneur !

Léonie d'Aunet, « Lettre II. Christiania », Voyage d’une femme au Spitzberg, Hachette, p. 57.

David Farreny, 8 sept. 2011
vérité

Et ce qui s’imposa à moi dans cette matinée de janvier, et que le reste de ma visite ne vint pas contredire, ce fut la sensation, en ce lieu de convalescence, d’une sorte d’équivalent populaire de La Montagne magique, et cela non au prix d’un effort de pensée ou d’une réflexion, mais avec la spontanéité et le naturel d’une musique que j’aurais soudain entendue. Suite à ce choc devant l’évidence de ce roman virtuel, j’eus la certitude que le territoire tout entier était truffé de tels romans et qu’à ce titre il méritait d’être revisité, non par acquit de conscience mais parce qu’un puissant écho de vérité se dégageait de ces instants. C’est ainsi que l’idée me vint de dresser une liste de lieux dont je pouvais penser qu’ils me réserveraient de telles surprises : c’étaient les lieux eux-mêmes qui m’envoyaient leurs signaux, et ils le faisaient avec d’autant plus d’insistance qu’entre-temps, grâce aussi (à partir de 1997) à mon travail d’enseignement à l’École nationale de la nature et du paysage de Blois (travail dont bien des échos s’entendront dans ce livre), je me retrouvais plus souvent qu’auparavant sur les routes et porté par la nécessité d’interpréter, comme un apprenti musicien, la partition de ce que je voyais.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
aubergiste

Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini.

Thomas Bernhard.

David Farreny, 9 déc. 2014
impôt

La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que la vie ait connu.

Fernando Pessoa, « 13 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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