Tardivement, les platanes du boulevard MacDonald ont perdu toutes leurs feuilles, lesquelles se sont amoncelées ici et là en couches épaisses : ainsi le long de la grille qui sépare le trottoir nord du boulevard des voies de la gare de l’Est, près de l’entrée de la déchetterie, autour de cet objet couché de travers sur le bitume, grossièrement cylindrique, de couleur grise, de texture granuleuse, tel un pied d’éléphant au terme d’un long séjour dans le permafrost.
Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 194.
Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état qui n’est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé de son article, amené à une sorte d’état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications passées et futures.
Roland Barthes, « Le degré zéro de l’écriture », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 200.
Je restais assis comme si je n’avais pas été là.
— Tri-li-li.
Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil, déjà plus bas, des ombres qui s’allongeaient.
— Tri-li-li !
Mais cette fois, il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un
— Berg !
À voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.
— Comment ?
— Berg !
— Quoi, berg ?
— Berg !
— Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.
— Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…
Il ajouta d’un ton rusé :
— Tri-li-li.
Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 158.
C’est le dimanche de la vie qui égalise tout et qui éloigne toute idée du mal.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La peinture, art romantique », Esthétique, P.U.F., p. 85.
Le jardin s’agite, mais pas l’œil.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 50.
J’ai appelé la serveuse pour régler. C’était une personne que je n’avais pas pris le temps d’observer en arrivant. Une grosse personne jeune avec de la finesse dans les traits. Elle ne souriait pas. Il m’a semblé qu’elle cherchait à le faire. Loin dans le regard. Je n’ai pas insisté.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 17.
Le sapin se replante de lui-même, regagne après quelque temps sur les collines abandonnées. Le cycle est le suivant : le genêt s’installe en premier, puis dans la terre remuée, ouverte par ses racines, s’installe la graine du mélèze qui pousse sans ombre, et même en terrain sec. Lorsque le mélèze atteint 80 centimètres, la graine du sapin, ou de l’épicéa, s’installe dans son ombre, pousse – sa croissance est beaucoup plus rapide que celle du mélèze –, tue le mélèze qui avait déjà tué le genêt, et grandit. Sélection naturelle parmi les sapins, les mauvais sujets sont éliminés, les bons se développent – la fréquentation des forêts rend très sage. Certaines lois naturelles s’y expriment à un tel degré d’évidence qu’il est impossible de ruser avec les résultats.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 62.
Oui, pirates, baleiniers,
navigateurs tenaces du sensible,
n’ayant d’aucun destin à témoigner,
ont traversé ces mers accoutumées
dans l’anonyme flux des horizons,
traçant partout leurs routes — de fumées.
À peine un fin sillage de leur court
périple.
Noms sur une pierre
encres
séchées sur un registre.
Bref discours :
nés à…
morts à…
perdus en mer…
Et une
date en regard de ces événements
fragiles feux follets d’une lacune,
pas même attestés par des témoins
de bonne foi, présents à ce scandale
d’apparitions et de disparitions
mystérieuses…
Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, Verdier, p. 79.
La traversée de la Loire à pied ensuite, par l’Ancien pont, le pont Jacques Gabriel, subissait le même mépris, flétrissure et déconsidération.
Dès lors, on y voyait des personnages de misère, des déments, des vieux s’y engager, dans la giflure des bourrasques et l’échevèlement, ralentis dans l’ascension du tablier qui forme un dos. On les laissait à peine traverser les clous lorsqu’ils en avaient besoin.
Dessous, il y avait la sauvagerie stupéfiante de la Loire et de ses remous.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 133.
Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.
Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.
Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.
Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.
Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.
Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.
Selon l’us, le fœtus fait son os dans l’utérus puis s’en défausse dans l’humus de la fosse.
Éric Chevillard, « lundi 12 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗